« Accompagner l’autre de cette façon [avec empathie] signifie que vous mettez provisoirement de côté vos opinions et vos valeurs personnelles, pour pouvoir entrer dans le monde de l’autre sans préjugé. Dans un certain sens, cela implique d’écarter son propre moi, mais cela est seulement possible de la part d’une personne suffisamment ancrée en elle-même qui qu’elle ne se perdra pas dans l’univers inconnu ou étrange de l’autre, et qu’elle pourra facilement revenir quand elle le souhaitera dans son propre monde. Peut-être que cette définition permet de mieux comprendre que l’empathie est une façon d’être complexe, impliquante et qui exige une certaine force, mais aussi subtile et douce. » Carl Rogers
Ce n’est pas pendant ma formation à l’écoute que j’ai appris l’empathie. Car l’empathie, paradoxalement, constitue en fait mon mécanisme de défense numéro un. Dans mon enfance, chaque fois que j’avais peur ou me sentais en danger, chez moi ou dans un contexte religieux ou scolaire, je me servais de l’empathie. J’avais compris que si j’arrivais à cerner les pensées et les besoins de l’autre, je pouvais alors me sentir plus en sécurité.
Pour d’autres, l’empathie est sans utilité ; par exemple, pour quelqu’un qui travaille à longueur de journée dans un service des urgences surchargé de l’hôpital, il est important justement de ne pas entrer dans l’univers intérieur des centaines de personnes qui éprouvent un niveau intense de détresse physique et morale.
Et pourtant, l’empathie se trouve au cœur même de la relation thérapeutique, et elle est utilisée par des dizaines de milliers de thérapeutes dans de nombreuses approches thérapeutiques diverses afin de créer les conditions de la guérison. Carl Rogers décrit de façon magnifique l’impact de l’empathie dans le processus thérapeutique : « Lorsque quelqu’un comprend ce que je ressens et qu’il semble être MOI, sans vouloir m’analyser ou me juger, alors là je peux m’épanouir et grandir dans ce climat. Et les recherches confirment cette observation fréquente. Lorsque le thérapeute arrive à capter le processus d’experiencing qui se déroule moment après moment dans l’univers intérieur du client, tel que le client le voit et le ressent, et qu’il arrive à conserver la conscience de son individualité dans ce processus d’empathie, alors le changement est susceptible de se produire. » (Rogers, 1967)
L’empathie est-elle pertinente en dehors du cabinet du thérapeute ? S’agit-il d’autre chose qu’un simple mécanisme de défense ? Pouvons-nous d’ailleurs nous permettre de nous y aventurer alors qu’il existe tant de détresse autour de nous ? Et ce, pas seulement si nous sommes médecins travaillant toute la journée en contact de traumatismes, mais cela est valable pour nous tous, dans notre vie personnelle, au sein de notre entourage et face aux nouvelles des médias ?
Pour Barack Obama, nous avons vraiment besoin d’empathie : « À l’heure actuelle, ce qui est le plus criant dans notre société, et dans le monde entier, c’est le manque d’empathie. Nous avons un énorme besoin de personnes capables de se mettre dans la peau d’autrui et de voir le monde à travers son regard. » (Obama, 2007). Brené Brown évoque également le besoin d’empathie : « Si nous voulons retrouver le chemin l’un vers l’autre, nous devrons comprendre et connaître l’empathie, car l’empathie est l’antidote à la honte. Si vous placez la honte dans une boîte de Pétri, il lui suffira simplement de trois éléments pour qu’elle se développe de façon exponentielle: le secret, le silence et le jugement. Mais si vous mettez dans une boîte de Pétri la même quantité de honte, mais en l’arrosant d’empathie, elle ne pourra pas survivre. Lorsque nous sommes en difficulté, les deux mots les plus puissants sont “moi aussi”. (Brown, 2012)
Jeremy Rifkin décrit ainsi une civilisation empathique qui est train d’émerger : « Une civilisation de l’empathie est en train de se développer. La jeune génération étend rapidement son accueil empathique au-delà des appartenances religieuses et des identifications nationales pour inclure l’humanité toute entière, ainsi que le vaste projet de vie qui enveloppe notre Terre. « (Rifkin, 2009). Rifkin évoque explicitement le besoin de créer une civilisation fondée sur l’empathie, dans laquelle ce qui unit les êtres humains partout dans le monde est la compréhension mutuelle des souffrances de chacun et le désir partagé d’alléger les souffrances d’autrui. Ce désir de développer l’empathie dans notre culture se manifeste également au sein des nouvelles technologies. L’entreprise Ryot, par exemple, enregistre des vidéos 3D dans diverses zones du monde touchées par la guerre et les catastrophes naturelles. Leur intention est de nous plonger visuellement au cœur de ces circonstances afin que nous amplifiions notre désir de soulager les souffrances de nos compagnons humains. (RYOT VR, 2015)
Avec la diffusion des actualités 24h/24 et la prolifération des réseaux sociaux, personne ne peut ignorer les souffrances immenses des réfugiés qui traversent l’Europe ! La première ministre écossaise parlait récemment d’accueillir sous son toit des personnes qui fuyaient la Syrie, ce qui a suscité une avalanche d’émotion à travers l’Ecosse : de nombreuses personnes disaient eux aussi envisager d’inviter à venir chez eux des réfugiés syriens. Tout d’un coup, nous nous sommes retrouvés sur le point de voir débarquer en Ecosse une vague massive de familles syriennes, car le désir intense de soulager les souffrances d’autrui a failli faire ouvrir la porte de ces foyers à ces milliers de personnes en détresse.
Je me suis beaucoup interrogé à ce sujet : je sais que si la guerre civile devait éclater en Ecosse, c’est cela que je souhaiterais: je serais vraiment reconnaissant qu’une autre famille, dans un autre pays, prenne conscience de ma situation précaire et celle de ma famille, et de notre besoin d’un bon lit chaud à l’abri du danger. Je serais touché par leur désir d’une proposition de ce type. Toujours est-il que rien de cela ne s’est produit. Notre peuple a été ému, et pourtant il ne s’est rien passé. Que cela signifie-til ?
L’empathie obscurcie par la peur
Je note que ma capacité empathique se volatilise dans des circonstances tellement banales ! Cette semaine, j’ai eu l’impression que ma compagne ne me prenait pas en compte , et du coup pour un détail insignifiant, j’ai eu un accès de rage, et toute mon empathie envers elle s’est volatilisée en l’espace d’un battement de cœur !
Ici en Ecosse, nous n’avons pas pour l’instant ouvert nos portes aux gens qui ont fui la Syrie. Tous les jours nous voyons à la télévision des familles qui ont besoin de nourriture et d’un bon lit dans un endroit sûr, et puis j’éteins le téléviseur et je vais retrouver mon lit bien au chaud. Nous avons failli tendre la main de l’empathie et accueillir des gens chez nous! J’ai l’impression que les technologies qui rétrécissent notre monde nous rapprochent de plus en plus de ce jour où en tant que société entière, nous pourrons faire un geste les uns envers les autres et soulager les souffrances, en partageant nos ressources.
ais nous prenons si vite peur! Nous nous demandons : « Mais qui sont ces personnes ? » Et nous disons : « Nous ne les connaissons pas, ces gens-là ! » Nos peurs profondes, qui d’ailleurs servent bien souvent à nous protéger, coupent court à notre empathie et entravent notre capacité de tendre la main vers des êtres vulnérables dont la vie pourrait être transformée si nous acceptions de partager nos ressources.
Un des facteurs présents dans ce phénomène relève de mes suppositions au sujet des autres. Je pense par exemple aux moments où quelqu’un me fait une queue de poisson sur la route ou me bouscule dans la foule à la gare. Lorsque c’est moi qui agis ainsi, je sais bien que c’est parce que je suis pressé ou peut-être que je suis en retard pour un rendez-vous vraiment important et que je ne peux pas me permettre de manquer. Mais lorsqu’il s’agit d’autrui, qu’est-ce que je présuppose à son sujet ? Qu’il est malpoli, qu’il manque de considération, et que sûrement il doit toujours traiter les autres comme ça ? Qu’est devenu ma capacité à comprendre qu’il est probablement en retard pour un rendez-vous important à ses yeux, qu’il est stressé et inquiet, ou qu’il traverse un moment difficile dans sa relation avec quelqu’un ? Lorsque je suis ouvert à l’univers intérieur de l’autre, j’arrive alors à être plus indulgent et même à partager mes ressources. Dès que je perds mon empathie (ce qui arrive souvent quand j’ai peur), j’imagine le pire au sujet des autres.
Le fait de se retrouver en groupe lors de cet séminaire expérientiel peut nous offrir une puissante opportunité de d’expérimenter ce qui nous empêche de tendre la main vers l’autre de même que les moments où nous y arrivons ; de découvrir ce qui se passe à ces instants où nous ressentons une profonde compassion pour le vécu de l’autre et que sommes capables de faire un geste personnel afin d’alléger sa souffrance. Que se passe-t-il lors des moments où nous nous mettons en retrait, où nous nous retirons pour nous recroqueviller dans un endroit obscur au fond de nousmêmes, remplis de méfiance et craintes au sujet d’autrui ? Non pas dans le but de cultiver une ouverture naïve, aveugle, ou de renforcer nos mécanismes de défense, mais pour que, lorsque viendra ce basculement culturel qui conduira notre société à tendre une main empathique vers nos compagnons humains, nous puissions établir une connexion et nous transformer ensemble !