Lors du Congrès mondial de la psychothérapie qui s’est tenu en juillet 2017 à l’UNESCO, Clément Haudiquet a rendu hommage à Carl Rogers (mort il y a trente ans, en 1987) en montrant une facette peu connue du grand public : celle du scientifique et du chercheur en psychothérapie.

Rogers a véritablement été un pionnier dans le domaine de la recherche en psychothérapie. Voici un résumé de cette conférence.

Carl Rogers en France

CARL ROGERS, INITIATEUR DE LA RECHERCHE EN PSYCHOTHERAPIE

 

Carl Rogers, considéré comme l’un des psychologues les plus influents du XXème siècle, a été un véritable innovateur dans au moins deux domaines : d’abord celui de la recherche scientifique qu’il a débuté dès les années 30 ; ensuite dans l’élaboration d’un contexte psychothérapeutique (les conditions facilitantes) dont la validité est aujourd’hui confirmée par toute l’investigation actuelle.

Au début de sa carrière, alors qu’il approche de la trentaine, Rogers se pose déjà les questions qui l’animeront toute sa vie : Comment peut-on prédire le succès de la thérapie ? Quels sont les facteurs de succès du counseling ? À Rochester, où il dirige le service d’aide à l’enfance en prédélinquance, la question prend un tour particulier : quel est l’environnement de soutien et de santé psychologique que l’enfant devrait trouver dans une famille d’accueil ?

Rogers ne se contente pas de s’interroger, il tente déjà d’apporter des réponses en créant par exemple une nouvelle méthode de diagnostic pour les enfants difficiles (encore parfois utilisée aujourd’hui aux USA), puis en publiant son premier livre sur le traitement des enfants en difficulté psychologique et social (1939). Il est intéressant de noter que dès cette époque, les conditions qu’il mentionne comme devant être présentes dans les familles d’accueil préfigurent ses recherches postérieures.

  1. Compréhension d’accueil ;
  2. Permanence, stabilité et consistance du cadre (quel qu’il soit d’ailleurs) ;
  3. Intérêt et affection ;
  4. Confiance dans la capacité de développement de l’enfant.


Un thérapeute qui s’expose

C’est lorsque Rogers entre à l’Université de l’Ohio en 1940 et qu’il démarre sa carrière universitaire (jusqu’en 1964) que commence la phase active de ses investigations. Il a la chance de bénéficier du contexte universitaire américain, autrement dit de ressources considérables, et il en profite pleinement. Il reçoit aussi l’aide d’étudiants particulièrement motivés et débrouillards. Ce sont eux par exemple qui l’aident à réaliser en 1940 le premier enregistrement complet d’une séance avec le client Herbert Brian. À l’époque, il y avait besoin de tout un dispositif technique compliqué, des microphones imposants, un appareil pour graver les disques qu’il fallait changer régulièrement au cours de la session.

Rogers est l’un des tous premiers chercheurs, sinon le premier, à être enregistré lors d’une séance de thérapie. Au-delà du discours théorique, on pénètre dans le secret du cabinet de consultation. Rogers, avec un courage certain – ou une grande humilité -, n’hésite pas à s’exposer, un peu comme ces scientifiques qui, confiants dans leur découverte, essayent leur potion sur eux-mêmes: un fait remarquable, preuve de son esprit scientifique et de son inlassable curiosité pour comprendre les mécanismes en jeu lors du processus thérapeutique.

D’ailleurs, en 1965, il accepte de participer à une expérience où trois fondateurs de méthodes thérapeutiques sont filmés pour un entretien avec une même une patiente, la désormais célèbre Gloria: Perls pour la gestalt, Ellis pour la thérapie rationnelle émotive et Rogers pour l’ACP. C’est un document assez unique et d’une grande valeur (visible sur Youtube). La rumeur indique que lorsque l’on a demandé plus tard à Gloria quel est le thérapeute qu’elle avait préférée, elle a répondu sans hésiter: Carl Rogers. Je ne me prononcerai pas pour dire si l’entretien avec Gloria a été spécialement « rogérien » ; ce qui est sûr, c’est que la comparaison avec les deux autres thérapeutes illustre, en creux, les valeurs fondamentales prônées par Rogers telles que le respect, l’empathie, la bienveillance, l’acceptation, la chaleur humaine, l’honnêteté, la simplicité et la congruence (je pense à l’interaction au sujet du père de Gloria).

Il existe de nombreuses autres transcriptions complètes de thérapies menées par Rogers, preuve s’il en est de son souci de transparence (en 1998, Farber et Raskin ont publié un recueil de 10 transcriptions complètes de thérapies conduites par Rogers). Certes, on peut discuter les conclusions que Rogers a tirées à partir de ces entretiens pour élaborer ses principes théoriques, mais au moins, la base est incontestable, ce qui n’est pas toujours le cas d’autres méthodes.

 

Une approche thérapeutique fondée sur la recherche

L’Approche centrée sur la personne est l’un des rares écoles psychothérapeutiques, si ce n’est la seule, qui est fondée sur une démarche scientifique et une recherche rigoureuse. Avec Rogers, pas de théorie préconçue que l’on essaye ensuite de justifier par des exemples de cas cliniques quitte à les ajuster un peu pour les rendre plus convaincants. Le psychologue nord- américain, enfant de la campagne, pragmatique et attaché aux faits, part d’entretiens réels qui sont étudiés et analysés et à partir desquels il construit progressivement un cadre théorique à base d’hypothèses régulièrement vérifiées.

Durant les deux décennies des années 40 et 50 que Rogers passe à l’université en tant que professeur et directeur des centres de counseling (universités de l’Ohio, Chicago et Wisconsin), la recherche est particulièrement prolixe. Récemment, Elliott a dénombré plus de 200 études quantitatives prouvant l’efficacité des thérapies expérientielles dont l’ACP est le principale représentant. Côté qualitatif et sur ce qui se joue au cours du processus, on a dénombré quelques 200 études effectuées entre 1947 et 1953. Celles-ci ont porté sur des sujets extrêmement divers tels que :

  • La nature de la non directivité (1945 et 1947) ;
  • L’évolution du centre d’évaluation (locus of evaluation) au cours du processus de la thérapie (1949) ;
  • Les changements dans l’image que se fait le client de lui-même (1954) ;
  • L’importance de la compréhension empathique (1950, 1962, 1974) ;
  • La considération positive inconditionnelle corrélée au succès de la thérapie (1954) ;
  • L’évolution du niveau de maturité émotionnelle (1954) ;
  • Le pourquoi du changement en thérapie et la corrélation avec les attitudes du thérapeute (1958).

C’est encore la recherche qui permet à Rogers d’évoluer, d’apporter des modifications à la théorie et même de changer les dénominations de sa méthode. Voici quelques exemples qui me paraissent caractéristiques de l’évolution de la pensée de Rogers (liste non exhaustive et sans chronologie particulière) :

  • A partir de la comparaison d’entretiens conduits par des thérapeutes expérimentés et par des débutants, Rogers comprend que la non directivité n’est pas la caractéristique essentielle de sa méthode. D’où le passage de la notion de thérapie non directive à la Thérapie centrée sur le client.
  • Autre moment clé : la technique n’est pas le facteur décisif. Ce qui compte, c’est l’effort empathique.
  • L’approche rogérienne est bien plus que la reformulation ou le simple reflet des sentiments (idée déjà présente dans Client- Centred Therapy (1951) mais reprise avec force dans une lettre de Rogers à J. Schlien en 1985.
  • Glissement fondamental de la technique aux attitudes. D’où la nouvelle appellation d’Approche centrée sur la personne qui s’impose dans les années 60.
  • C’est la relation qui soigne. Ce n’est donc pas le niveau académique qui importe, ni les techniques (1958).
  • Importance de la compréhension empathique par rapport à l’interprétation (cf. son fameux article de 1957 sur les conditions nécessaires et suffisantes).
  • Les principes de l’ACP sont applicables à d’autres domaines que la relation duelle, en pédagogie, dans l’éducation, dans les groupes, pour la communication interculturelle, la médiation et même la politique.
  • L’ACP devient une philosophie.

À partir des années 70, l’investigation connaîtra une phase de déclin. D’une part, Rogers a pris sa retraite de l’université et s’est retiré en Californie en 1964 ; d’autre part, la preuve de l’efficacité de l’ACP a été faite :il n’y a plus grand-chose à ajouter. L’enthousiasme des débuts s’est éteint. Etonnamment, le renouveau de l’ACP viendra de là où on ne l’attendait guère.

 

Les hypothèses de Rogers confirmées aujourd’hui

Au début des années 80, l’efficacité de la psychothérapie est définitivement établie, et aujourd’hui elle n’est plus guère contestée par personne. Mieux, le célèbre paradoxe de l’équivalence ou effet Dodo (« Toux ceux qui ont participé gagnent et méritent des prix ») a été démontré dès 1975 (Luborsky) : les différentes psychothérapies ont une efficacité équivalente. Cette conclusion a été douloureuse pour tous ceux qui insistent sur la prédominance de la technique, au point d’ailleurs que celle-ci a du mal à être intégrée dans les esprits : ce n’est ni la technique ni la méthode qui sont au cœur du processus psychothérapeutique. Mais autre chose…

Comment expliquer qu’un psychanalyste, un comportementaliste ou un psychothérapeute humaniste obtient les mêmes résultats ? Si ce n’est pas une question de méthode, quel est l’élément clé ? La réponse ne va pas beaucoup surprendre les rogériens. Toutes les études récentes indiquent que le succès d’une thérapie dépend de ce qu’on appelle des « facteurs non spécifiques », autrement dit du seul élément commun à toutes les thérapies: le facteur relationnel entre psychothérapeute et client. Cette idée n’est pas nouvelle bien entendu ; Jung l’avait déjà mentionnée (« Dans une large mesure, la technique qui est appliquée est indifférente parce que la guérison dépend moins de la méthode qui est employée que de la personnalité de celui qui l’utilise. »¹). Ce qui est nouveau, c’est l’intérêt de la recherche sur ce sujet. De très nombreuses études au cours de ces dernières années ont analysé le processus relationnel en jeu en psychothérapie, marchant ainsi sur les traces de Rogers. Le concept d’alliance thérapeutique est devenu central, certains auteurs considérant même que la qualité de ce lien est le meilleur prédicteur de l’évolution (positive ou négative) de la thérapie.

D’autres investigations démontrent que ce n’est pas seulement la personne du thérapeute qui compte mais la manière dont il se met en relation avec ses clients. Citons notamment la très sérieuse étude de l’Association Américaine de Psychologie (Norcross, 2002) qui a mis en évidence les dix ingrédients présents dans une relation thérapeutique efficace : viennent en tête trois éléments qui semblent être vraiment indispensables : la collaboration sur les objectifs (consensus dans le langage rogérien !), l’alliance thérapeutique et l’empathie ; puis viennent sept autres ingrédients qui semblent également jouer un rôle très important : la gestion du contre- transfert, la considération positive, la congruence, l’ouverture de soi, l’interprétation d’ordre relationnel et la réparation des ruptures d’alliance.

Ce mouvement de la part des chercheurs vers les études qualitatives sur la relation, parallèlement au développement de nouvelles méthodes d’investigation, a fait écho au regain d’intérêt pour les psychothérapies humanistes. Après une longue traversée du désert qui a duré une vingtaine d’années (de 1970 à 1990), celles-ci ont réalisé qu’elles étaient exclues du champ de la recherche – au profit notamment des TCC – et elles se sont réveillées de leur torpeur (on note d’ailleurs un phénomène similaire en gestalt thérapie et même en psychanalyse). Du coup, les études ont de nouveau fleuri sur l’ACP et les thérapies expérientielles. Depuis les années 2000, trois importantes méta-analyses ont été publiées : Cooper et al (2010), R. Elliott (2013) et R. Elliott (2016).

Voici les principales conclusions apportées par Robert Elliott (Lago & Charura 2016) :

  • Sur un total de plus 14 200 clients (dans 190 études), la thérapie centrée sur le client démontre des effets positifs importants entre avant et après la thérapie.
  • Les clients en thérapie centrée sur le client changent beaucoup plus facilement que ceux qui ne reçoivent pas de thérapie.
  • À noter un maintien des gains après la fin de la thérapie, voire une amélioration.
  • L’ACP est aussi efficace que les TCC (22 études).
  • L’ACP est spécialement efficace pour les problèmes relationnels (difficultés de couple par exemple), les traumatismes complexes de l’enfance et les abus ou la maltraitance
  • Pour la dépression, on note une efficacité équivalente entre les TCC et l’ACP.
  • Efficacité reconnue pour les psychotiques (schizophrénie par exemple), similaire aux autres thérapies.
  • Efficacité de l’ACP pour les personnes ayant des maladies longue durée ou des conduites d’auto mutilation.
  • Confirmation de l’effet Dodo : l’ACP est aussi efficace que d’autres méthodes.
  • L’ACP semble moins efficace que les TCC pour les crises d’anxiété et de panique.

Carl Rogers est mort en 1987. Et il est temps de rendre à César ce qui appartient à César. Trente après, l’œuvre de Rogers reste profondément actuelle. La notion d’empathie par exemple, qui est au centre de l’approche rogérienne, est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions, d’abord de la part de la psychologie avec de nombreuses études qui cherchent à savoir si elle est innée ou acquise² et des neurosciences qui en étudient les mécanismes dans le cerveau. Depuis une dizaine d’années, le terme d’empathie est d’ailleurs rentré dans le langage courant. Parions que la notion de congruence va suivre le même chemin et que demain, les journalistes se demanderont si tel homme politique est congruent de la même manière qu’ils s’interrogent sur le niveau d’empathie des criminels.

Cette récupération médiatique et populaire de notions familières aux rogériens, si elle peut agacer certains, a le mérite de diffuser les valeurs de l’approche centrée sur la personne. Car plus que jamais, en ce début de siècle chaotique, nous avons besoin des idées de Rogers au sujet du développement de la personne, de faire confiance dans la tendance actualisante des individus, de développer notre regard positif sur autrui et d’introduire plus d’empathie dans nos relations, de respect et de tolérance. Son insistance sur le facteur relationnel en psychothérapie et la description des conditions optimum de cette relation se situent au cœur du paradigme de la post- modernité.

 


¹ Jung,C.G. (1953) La guérison psychologique, Genève, Librairie de l’Université
² Voir notamment le documentaire réalisé par Michel Meignant : L’odyssée de l’empathie

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L’auteur
Clément-Xavier Haudiquet est directeur d’ACP-France, institut de formation à l’Approche centrée sur la personne. Pour en savoir plus sur l’auteur