Le droit d’être désespéré : Premier entretien entre Rogers et Dione

Voici la transcription en français de l’entretien thérapeutique entre Carl Rogers et le client Dione. Cet entretien a été filmé en 1977, soit dix ans avant la mort de Rogers. C’est le premier d’une série de trois entretiens que Rogers va avoir avec Dione.

Cet entretien est d’un grand intérêt, d’une part parce que le processus de la séance illustre certains aspects de la théorie de la psychothérapie centrée sur la personne, d’autre part, parce que le film comprend des arrêts sur image durant lesquels Rogers commente l’entretien.

Le film a été téléchargé sur YouTube en 2021. Il est visible sous le titre : « Carl Rogers – The right to be desperate ». Cliquer ci-contre. 

Le verbatim ci-dessous reprend l’entretien in extenso y compris les commentaires de Rogers (indiqués entre crochets et en italique).
Vous pouvez le télécharger sous pdf gratuitement en cliquant le bouton ci-dessous. Il comprend 16 pages.

Pour lire le deuxième entretien entre Rogers et Dione (Colère et blessure), cliquer ici

Le document ci-dessous est la transcription complète du film de l‘entretien de Carl Rogers avec Dione intitulé : Le droit d’être désespéré.
Traduction: Grégoire Taconet.

 

ENTRETIEN DE CARL ROGERS AVEC DIONE
Le droit d’être désespéré

T (Thérapeute : Carl Rogers) : Eh bien, ça me fait très plaisir de vous rencontrer.

C1 (Client : Dione) : OK

T1 : J’ai un peu entendu parler de vous, en bien, et j’ai aussi entendu que vous aviez une leucémie, mais que vous étiez en rémission, et c’est tout ce que je sais sur vous… alors à partir de là…

C2 : OK

T2 : Ce qu’on va faire dépend de nous. De quoi avez-vous envie de parler aujourd’hui ?

C3 : Je ne sais pas. J’étais assis à attendre dans la salle, tout à l’heure, et je pensais à quand j’avais environ 7 ou 8 ans. Je me souviens que je lisais un livre, je crois. Et je n’arrive pas à me souvenir du titre, un livre de Jung, il me semble. Je me suis souvenu que quand je le lisais, à l’époque, je descendais dans le sous-sol de ma maison et, euh, j’éteignais toutes les lumières. Et d’une certaine façon, c’était un peu comme me fermer au monde extérieur (T : Hum, hum) et réfléchir surtout à ce que je voulais faire, ce que je voulais devenir. Et, euh, j’ai appris beaucoup de choses. J’ai appris beaucoup de choses depuis le jour où j’ai su que j’avais une leucémie (T : Hum, hum), en juin ça va faire presque un an… et c’est fou ce que j’ai appris de choses.

T3 : J’imagine bien. Et vous vivez quelque chose, si je comprends bien, qui se rapproche de quand vous aviez 7 ans : en quelque sorte vous couper du monde ou alors vous réfugier dans un espace où vous cherchez à mieux comprendre ce dont vous avez vraiment envie ou qui vous êtes ?

[Commentaire de Rogers numéro 1, pendant un arrêt sur image : Ce premier passage est clairement quelque chose qu’il a répété, et pourtant, le contenu a de l’intérêt. Qu’il soit superficiel ou profond, je veux comprendre le sens exact que cette expérience a pour lui. Que ce soit vrai ou faux, réel ou imaginaire, cette façon de présenter un contenu est très fréquent dans une première session, et il faut s’y attendre et le respecter.]

C4 : Je pense que j’ai écouté pendant tellement longtemps d’autres personnes me dire qui j’étais (T : Hm, hm) et je me souviens qu’au CE2, je donnais une bonne image des Noirs. C’était l’une des… (T : Hm, hm) je me demandais pourquoi je ne pouvais pas donner une bonne image d’une autre communauté aussi. Je pense qu’on m’a vraiment conditionné à être quelque chose. A être une sorte de symbole, ou je ne sais pas quoi, et pas vraiment à être une personne, vous voyez, c’est comme si dans une certaine mesure j’étais passé à côté d’une partie de mon enfance. (T : Hm, hm). Je ne le regrette pas vraiment. Je pense que je ne le regrette pas, mais je suis vraiment passé par beaucoup de changements. Et je pense que maintenant, après avoir appris que j’avais une leucémie et après avoir fait face à la leucémie comme je l’ai fait, c’est tellement incroyable, vous savez. J’ai su en juin dernier et, euh, je me suis occupé de tout régler parce qu’on m’a dit que j’avais moins d’un an à vivre. (T : Hm, hm) Et, euh, ce fut une sacrée expérience. (T : J’imagine bien). Ce fut vraiment une sacrée expérience.

T4 : Je suppose que c’est une expérience qui vous a fait visiter des endroits très sombres.

C5 : Oh, oui. Ça c’est sûr. Ça c’est sûr. D’un côté j’avais accepté la mort. Je, vous savez, même si je suis jeune, je pense que j’ai vécu longtemps et que j’ai vécu beaucoup de choses. Mais c’était le début de trucs qui ont vraiment un effet sur moi aujourd’hui. (T : Hm, hm) Je suis plus heureux que jamais… aujourd’hui. Je suis beaucoup plus heureux. Mais il y a beaucoup de douleur aussi. Il y a énormément de douleur et je pense que je commence seulement à m’en rendre compte. Euh, parce que vous savez, en donnant une bonne image de la communauté, en étant un excellent étudiant, un excellent universitaire, un excellent footballeur, ça ne laisse pas beaucoup de place pour exister…

T5 : Vous avez répondu aux attentes que les autres avaient placées en vous, et on dirait que c’est ce que vous devriez encore faire maintenant. J’imagine que vous remettez beaucoup ça en question.

C6 : Oh, oui. Énormément. Et si on veut on commence à… ce qui est marrant, c’est que je me rends compte que certaines choses que je pense intérieurement sont très bien. Et si on veut ce n’est pas… vous savez, je me sens bien, et je suis dans une démarche de devenir bien. Mais si on veut je n’y ai pas pleinement réfléchi. C’est dur de faire face à la douleur. Et si on veut se préparer à mourir, c’est autre chose, vous savez, ça je ne l’ai pas partagé avec ma famille (T: Hm) avant le mois de mars de cette année. Donc c’était quelques mois avant que je…

T6 : C’est un poids que vous avez gardé pour vous.

C7 : Ouais. Mais j’ai préparé un projet très méticuleusement, pour que mes enfants vivent dans un lieu où j’avais envie qu’ils vivent. Et c’est ça, j’essayais de contrôler quelque chose pour après ma mort. C’est seulement quand je suis rentré en mars cette année pour fêter l’anniversaire de mes enfants, et il se trouve qu’il me restait 4 semaines à vivre à ce moment-là : on m’avait dit le 15 mars qu’il me restait quatre semaines à vivre. Et c’était complètement incroyable parce que si vous voulez, pour la première fois, j’ai vu toute ma famille et mes amis. Et ils arrivaient et c’étaient des gens très aimants, vraiment très aimants, et très gentils, vous voyez. Euh, mais en même temps, ils étaient tous en train de fleurir ma tombe. (T : Hm, hm) Et je pense qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Et ce qu’il s’est passé, c’est que je me suis senti de plus en plus mal et, euh, j’ai pris des distances avec un ami. Vous voyez, j’ai habité en Californie, euh, après avoir appris que j’avais une leucémie, je me suis mis à préparer un projet pour que ma famille déménage là-bas. (T : Hm, hmm) Et on a emménagé à peu près en novembre après quelques voyages là-bas. Les voyages à la base c’était pour trouver un docteur (T: Hm, hm) et aussi d’une certaine façon de trouver une sorte d’espoir. Vous voyez, j’ai ce conditionnement d’être combatif. Alors, d’un côté j’accepte, (T : Hm, hmm) et de l’autre j’essaye de me battre avec tout ce que je peux donner pour vivre.

T7 : Si l’issue c’est la mort, d’accord, vous allez l’encaisser. Mais vous n’allez pas l’encaisser s’il peut y avoir une autre issue.

C8 : Non. Certainement pas.

[Commentaire de Rogers Nº 2 : J’aime bien la façon que j’ai d’être un compagnon pour lui, à essayer de révéler exactement comment il perçoit la perspective de la mort. Je trouve que c’est important parce que c’est dans les parties les plus sombres de son expérience qu’un client a le plus besoin d’être compris.]

 

C9 : Vous savez, ce qui, euh, vous savez, j’étais assis là-bas et je me disais… je m’étais vraiment conditionné à, à vraiment me préparer et à trouver la croix la plus proche et à me hisser dessus, et je suis comme ça depuis que j’ai 7 ans, et je ne m’explique pas trop pourquoi.

T9 : A vraiment vous crucifier, c’est ça que vous voulez dire ? Ou à être un martyr ? Je n’ai pas compris…

C10 : Oh, je ne sais pas trop. Mais je pense que c’est dans mes activités, en termes de communication interraciale, le travail avec des groupes, et aider les gens (T : Hm, hmm), j’ose espérer que c’était très proche du travail des gens comme vous. (T : Hm, hmm) Euh, d’être toujours disponible pour tout le monde, tout le temps. Je pense que c’est ça d’être un martyr ou (T : ouais) un truc comme ça. Ouais.

T10 : Donner la priorité à l’autre.

C11 : C’est clair. Ouais. Au lieu de me dire “Tiens, je peux prendre un peu de temps pour moi.” Parce que vous voyez, je me suis tellement investi dans le travail pendant tellement longtemps que c’était tout simplement très très dur pour moi de, vous savez, d’être malade, de ne pas travailler et de ne pas être aux commandes parce que, le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’étais pas aux commandes. (T : Hm, hmm) Et il y a beaucoup de choses que j’ai faites dont je ne suis pas vraiment fier. (T : Hm, hmm) Mais vous savez, après y avoir réfléchi juste un peu, enfin bref, une des choses qui me manquent, vous savez, je suppose que ça vient peut-être de ne pas l’avoir dit à certains ou quelque chose comme ça, que j’étais malade… mais euh, après leur avoir dit, quelques mois plus tard, quand il me restait quatre semaines à vivre, je n’ai trouvé personne qui m’a permis d’être désespéré, qui pouvait comprendre une partie des choses que je n’avais pas envie de faire. (T : Hm, hm) Et ça m’a fait repartir dans la culpabilité. Et donc maintenant je suis comme en train de nettoyer tout ça.

T11 : Hm, hm. Est-ce que ça fait partie de la douleur ? Vous avez parlé de douleur un peu plus tôt et je n’avais pas tout à fait compris. (C : Hm, hm) Mais je peux comprendre la sensation de désespoir et aussi je peux comprendre à quel point ça doit être dur de n’avoir personne pour vraiment comprendre ce sentiment qui est en vous.

[Commentaire de Rogers Nº3 : Je peux le laisser dans son sentiment de désespoir. Des amis ou de la famille ne peuvent pas lui accorder sa place. C’est important que quelqu’un puisse vraiment l’autoriser. Je reviens aussi au sentiment de douleur qu’il a évoqué avant, je voulais avoir un ressenti plus complet de son monde intérieur, mais comme vous allez le voir, il ne s’empare pas de cette partie-là.]

 

C12 : J’ai perdu mon beau-père, et pour moi c’était terrible cette perte, et c’était une perte dont je n’ai jamais pu parler à ma femme ou à personne d’autre. (T : Hm. Hm, hm) Et j’ai beaucoup donné à cette famille, vous savez, pendant 5 ou 7 ans environ. Et quand je suis revenu, il y avait tout simplement certaines choses qui m’ont montré qu’il n’y avait, qu’il n’y avait pas vraiment de connexion. Il n’y avait pas vraiment de connexion entre, entre tout cet amour et ce que je pouvais y mettre, et puis tout d’un coup vous savez, je suis juste devenu un, vous savez, je suis juste devenu un Noir pour eux. J’étais juste un black. Vous savez, et puis je pense que c’est important de comprendre que ma femme est, vous savez, elle est blanche, germano-irlandaise. (T: Hm, hm, je vois.) Et je pense que ça contribue à expliquer le reste. (T : Hm, hm, hm) Euh, quand on s’est mariés, au début, avec mon beau-père, c’étaient des disputes sans arrêt, mais ensuite après ça on ressentait de l’amour l’un pour l’autre… et ça a duré 6 longues et belles années, c’était intense.  Et en gros, c’était ma seule connexion, et quand il est mort… je me suis rendu compte que je n’avais pas de soutien de la part des autres. (T: Hm, hm) Il n’y avait vraiment aucun soutien.

T12 : Et… et j’imagine… ou peut-être que je perçois comme un peu de ressentiment, parce que vous avez vraiment déversé beaucoup d’amour et d’attentions pour cette famille et lui il vous en a rendu un peu, mais après sa mort, c’est comme si tout ça ce n’était pour rien au final.

C13 : Oui. C’est clair. Ouais, je pense que, vous savez, ce que je voulais, ce que je voulais plus que tout, c’était juste de, vous savez, de l’amour. J’imagine que c’est cette réciprocité, vous savez, avec ce que je ressentais pour chacun d’eux. (T : Hm, hm) Vous savez, je pensais que ce n’était pas de ma seule responsabilité, mais vous savez, c’était quelque chose de très naturel pour moi de me soucier des autres (T: Hm, hm), de ceux qui étaient proches de ma femme (T : Hm, hm) à ce moment-là.

T 13 : Donc c’était blessant de ne pas aussi recevoir cet amour. Ce n’était pas mutuel.

C14 : Oh oui. C’est sûr que c’était blessant.

[Commentaire de Rogers N°4 : J’essaye toujours de percevoir les sentiments qui se cachent juste en dessous de ses mots et il l’accepte bien. J’essaye de saisir le ressentiment et la douleur qu’il n’a pas encore verbalisés très clairement.]

C15 : Et il y a plusieurs choses qui se sont passées sur la côte Est… des gens qui se demandaient pourquoi j’avais quitté un bon poste, vous savez, ce genre de bêtises. Et euh, parce que, vous savez, je n’avais dit à personne que j’avais une leucémie (T: Hm, hm) Et euh, il y a eu un enchaînement de choses. Et il y a eu des histoires qui auraient dû, je pense, euh, à mon avis, pour chaque histoire, chaque situation, c’est important de voir les deux côtés. (T: Hm, hm) Et là, il n’y avait qu’un seul des deux côtés et ça m’a blessé parce qu’on ne m’a pas donné ma chance.

T15 : On ne vous a jamais entendu.

C16 : Jamais. Et, mais en même temps, je veux dire, d’une certaine façon, d’une certaine façon, j’avais l’impression que je me mettais moi-même dans cette situation. Parce que personne ne savait ce que je vivais intérieurement, vous voyez. Parce qu’il fallait que je prenne mes responsabilités. Et il fallait que je sois meilleur que tout le monde. Parce que c’est ce qu’on m’a toujours dit. Vous pouvez, dans une société majoritaire, il fallait que je dépasse de 100, voire de 200% une personne blanche (T: Hm, hmm) ou une personne métis (T: Hm, hmm). Il le fallait, parce que c’était nécessaire pour survivre.

T16 :  Hm, hmm. Et dans vos efforts intenses, une des raisons pour lesquelles vous n’étiez pas entendu, c’est que vous n’osiez pas laisser s’exprimer la personne que vous étiez vraiment, la personne qui souffrait de maladie que vous étiez à ce moment-là.

C17 : Oh non. Pas du – c’est quelque chose qui me faisait vraiment peur, vous savez ? (T : Hm, hm) Je n’avais vraiment pas confiance, j’imagine, dans certaines choses qui se passaient, (T : Hm, hm) euh, mon Dieu, à un niveau global, vous savez. Mais de là à confier ce genre d’information (T : Hm, hm) à d’autres gens. (T : Hm, hm) Ça me rendait vraiment mal à l’aise. (T : C’était effrayant) Vraiment mal à l’aise. (T :  Hm, hm) Et j’ai fait beaucoup de choses que je n’avais pas vraiment envie de faire (T : Hm, hm) parce que j’étais vraiment désespéré. Euh, j’ai abandonné mon travail et je suis venu ici, et j’ai travaillé comme consultant et tout ça, mais il a fallu que je dépense plein d’argent pour le diagnostic des médecins et (T : Hm, hmm) tout ça et, et toutes sortes de machins pour survivre. (T : Hm, hm) Et donc, j’ai dû emprunter de l’argent. Et quand j’ai emprunté cet argent, je ne l’ai pas emprunté en disant quelque chose du genre “Salut, euh, Ted ou n’importe, il me faudrait, tu sais, à peu près tant de dollars, tu vois… parce qu’en fait, j’ai une leucémie” et tout ça. Ça me rendait mort de peur de dire ça, vous voyez ? (T : Hm, hmm) Vous savez, j’avais besoin d’un peu d’argent parce que, euh, je crois que j’ai dû inventer une dizaine d’histoires, vous savez. (T: Hm, hmm) Et j’y repense et vous savez, je me sentais vraiment mal, vous savez. (T : Hm, hmm). Et euh, parce que d’une certaine façon j’avais développé une, euh, attitude professionnelle je pense, en ce qui me concerne, ou au moins quelque chose comme… beaucoup de gens avaient beaucoup de respect pour moi. (T: Hm, hmm) Et vous savez, j’avais… je ne sais pas si c’était de l’amour ou une envie de prendre soin ou quoi, mais c’était du respect. (T : Ouais) Quand je me suis retrouvé avec cette histoire d’argent, dans cette situation financière, j’ai dû emprunter de l’argent et je ne pouvais vraiment pas en parler. Et d’un côté, vous savez, j’avais vraiment envie d’en parler, mais je ne l’avais même pas dit à ma femme (T: Ouais) ni à ma famille. (T: Ouais) Et je me suis dit, OK, bon je me suis dit une chose, vous savez, et ça va, ça va aller, et cet argent va arriver, et pareil pour le reste et je pense que c’est une partie de, euh, de moi, de qui je suis, je ne suis pas vraiment sûr que euh, vous savez, qu’elle soit vraiment acceptable, parce que j’ai le devoir d’être parfait.

T17 : Ouais. Ouais. Donc, même par rapport à vous-même, vous ne pouvez pas accepter certaines choses que vous avez faites, et si je comprends bien, vivre en affichant cette façade qui n’était pas vous pendant un certain temps… ne dire à personne la situation telle qu’elle était non plus.

C18 : Ah ouais. C’est clair. C’est tout à fait ça. Je…

[Commentaire de Rogers N° 5 : La souffrance et la peur de se révéler en tant que personne malade sont presque pires que la maladie]

 C19 : C’était très difficile. Le plus difficile, je pense(T : Hm, hmm), je pense que c’était le plus difficile dans ma maladie. C’était ça, “Hé, c’est impossible que j’aie un cancer”, vous savez. C’est comme avoir des MST, ou même trois MST en même temps. (T: Hm, hmm) Vous savez, comment on fait pour dire à quelqu’un “J’ai une leucémie… il me reste moins d’un an à vivre, ou quoi (T: Hm, hmm)… et là j’ai besoin d’argent.” (T: Hm, hmm) Vous savez, c’est comme quand quelqu’un regarde votre verre, vous voyez,  et qu’une fois que vous leur avez dit que vous avez un cancer… ils ont une sorte de… ils s’écartent de votre verre, un peu.

T19 : Hm, hmm. Hm, hmm. Comment cela aurait pu même être possible de dire à quelqu’un où vous en étiez physiquement !

[Commentaire de Rogers 6 : L’une des choses les plus dures pour une personne condamnée est la réaction des autres envers lui. Donc, quand il parle de la mort et de sa fin de vie, ça me semble très important de l’accompagner au plus près, d’accepter et de reconnaître ses sentiments.]

C20 : Je ne sais vraiment pas. Vous savez, j’ai vraiment, j’ai vraiment essayé de débattre intérieurement parce que je ne vois pas, je ne vois vraiment pas comment j’aurais pu faire les choses autrement, parce que, vous savez, c’est dans mon tempérament (T: Hm, hm) de ne pas, je n’aurais jamais… Je suis toujours là pour aider les autres. (T: Hm, hm) Je n’étais pas là parce que… pour dire, “Hé, tu sais, j’aurais besoin que tu m’amènes à manger là tout de suite, ou quelque chose de ce genre.”

T20 : En fait, vous n’aviez jamais vécu de situation où vous étiez la personne en demande, qui avez besoin d’aide et besoin de…

C21 : C’est exactement ça. Même quand j’avais besoin d’argent ;  je n’avais pas besoin d’argent pour des problèmes de santé. (T: Hm, hm) C’était par exemple parce que les affaires avaient été mauvaises ou pour un investissement, ou quelque chose de cet ordre… et du coup, pour les gens qui avaient confiance dans ce type d’informations ou quoi… genre, vous savez, bon, ça, je vais gérer. Je vais gérer. Mais ce n’est pas mon tempérament, ça n’a jamais été mon tempérament. (T: Hm, hmm) Il fallait que je garde cette image. (T: Hm, hmm) C’est une image que je devais garder. (T: Hm, hmm) Et euh, ça m’a coûté ma famille, les enfants, vous savez. J’imagine que c’est ce qui m’a coûté le plus. Je pense qu’en fait les autres choses n’étaient pas si importantes que ça. Mais, mais ce que ça a effectivement fait, ce que la leucémie a fait… ça m’a aidé à comprendre que je suis juste un humain ordinaire comme tout le monde. (T: Hm, hmm) Vous savez, et des fois vous savez, c’est… tout le monde a des problèmes, etc…, mais en même temps c’était comme, c’était mon tempérament de faire ça. Vous savez, je n’allais pas leur dire. Non. Pour quoi faire ?

T21 : Mais ça laisse entendre que la leucémie vous a aidé à vraiment détruire cette notion de vous en tant que “l’image”.

C22 : Je pense, je pense que ça a fait ça. Je pense que ça a fait ça. En fin de compte, ça a fini par faire ça. J’utilise la fin… les quatre semaines quand on m’a dit qu’il me restait quatre semaines à vivre (T : Hm, hmm. Hm, hm m) c’était la fin, à la fin de la leucémie. Même si maintenant je suis en rémission, (T : Hm, hmm) je ne prévois pas de, je ne… vous savez, je ne vous ai pas dit que je suis allé à, je suis allé passer les tests et j’ai donné une quantité énorme de sang. Je ne sais pas où ils envoyaient ce sang et ce qu’ils faisaient avec. J’ai donné une quantité extraordinaire mais rien, rien ne ressortait. Mais vous savez, une chose que je savais quand même c’est que si j’allais à l’hôpital, si je faisais ce qui disaient les médecins, j’allais probablement mourir. Et c’est presque comme, vous savez, quand vous commencez à devenir un agnostique à l’école, ou quoi, vous savez, vous suivez… je veux dire j’ai suivi tout cet enseignement religieux à l’école, et tout ça… et j’ai dit, “je ne pense pas que Dieu existe”. Ou, “ce n’est pas vraiment important, ou quoi.” (T : Hm, hmm) Mais en même temps, je ne dis pas tout, vous savez. Et de temps en temps il m’arrive de faire une prière (T : C’est ça) juste au cas où.

T22 : Vous ne prenez pas de risques.

C23 :  C’est clair. Je pense que c’est aussi ce que je faisais pour ce qui concerne la leucémie. C’est vraiment ce que j’ai fait. J’ai… la suite logique de la leucémie qu’ont mon oncle et mon cousin ont eu avant moi, ça a été la mort. (T: Hm, hmm) Ce fut la mort. Et maintenant je crois que j’en sais un peu plus là-dessus, finalement, qu’on ne meurt pas nécessairement. Parce que ce n’est que quand j’ai vu tout le monde balancer des feuilles sur ma tombe, que j’ai vraiment compris que j’avais le pouvoir de faire ça, et ça, en mentant pour de l’argent, c’était probablement pire pour moi que… que la leucémie, je pense. (T : Hmm) Je ne sais pas si c’est très clair.

T23 : Si, c’est clair.

C24 : Ça y est, je l’ai dit (rires)

T24 : Hm, hmm. Hm, hmm. D’une certaine façon, ce que je retiens de tout ça, c’est que vous mentir à vous-même, en quelque sorte, était vraiment plus lourd à porter pour vous et vous causait plus d’inquiétude que le fait d’avoir une leucémie.

C25 : Oh, c’est clair. C’est clair.

[Commentaire de Rogers N° 7 : Je pense que c’est la première fois qu’il exprime un sentiment dont il n’avait pas conscience avant. C’est un moment significatif dans tout premier entretien.]

C26 : Ce qu’il y a aussi, c’est que j’étais à deux doigts de laisser mes enfants, vous savez, des enfants très jeunes, magnifiques… (…)

(…) Il reste 8 pages à lire.
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L’auteur
Carl Rogers est un psychologue nord-américain, fondateur de la Psychothérapie Centrée sur le Client et de l’Approche Centrée sur la Personne (Person-Centered Approach). Il a passé sa vie à explorer les processus de changement chez les individus vers le développement, la maturité et la plénitude. Pour en savoir plus sur l’auteur