Résumé

Notre créativité peut ressurgir au moment d’un changement de vie, lors du passage à la retraite par exemple. Elle peut être aussi être le fruit d’un travail de maturation, d’intégration d’un parcours de formation. A partir d’une histoire vécue, Pol Verhelst nous invite à prendre conscience de la dimension créative présente en chacun de nous depuis l’enfance jusqu’à la fin de notre vie. Emportés par la vie active, nous perdons parfois le contact avec ce besoin de créer.

Cet article a été initialement publié dans la revue Congruence n°5 (décembre 2007) éditée par ACP-France.
A la demande de Pol, la langue française de ce texte a été revue et corrigée par Xavier Haudiquet.

J’ai été agréablement surpris par l’invitation de l’AFPC pour participer à leur anniversaire et à cette journée d’études. Ma surprise devint plus grande quand Brigitte s’est référée à la conférence sur l’Art et la Psychothérapie que j’ai donnée à l’occasion d’une réunion de l’AFPC en 1992 ! Sa demande de m’occuper encore une fois du sujet de la « créativité » et de tenir un exposé dans le cadre de la journée d’aujourd’hui, m’enthousiasmait malgré le fait que franchement, depuis 1992, je me suis occupé de beaucoup de choses, mais pas du tout du côté, disons théorique, de l’art et de la créativité.

J’ai relu alors mon ancien texte et me suis demandé ce que je pourrais en dire de plus. Plus je travaillais sur le sujet, moins je me sentais compétent. Rien que des questions, pas de réponses car il n’y a pas de vérité absolue dans cette matière ! La panique frappait à ma porte, mais finalement je réussis à retrouver un peu ma paix intérieure en réalisant que j’avais ma vérité à moi… et finalement, j’ai décidé de ne pas essayer de vous instruire quoi que ce soit, mais simplement de partager avec vous mon propre vécu émotionnel et intellectuel, dans le domaine de la créativité. Pour cette décision, je me sens soutenu par les mots d’Otto Rank et R. Ferenczi: «l’expérience est émotionnelle et précède toute compréhension intellectuelle ou théorique ! »

(…)

Le titre de mon exposé « SOUS LA BRAISE » a été suggéré par le comité organisateur à la suite d’un résumé ou, plutôt, d’un brouillon que je lui avais envoyé. J’en étais ravi parce que ces trois mots me parlent et couvrent vraiment l’essentiel de mon texte. Notre génie créatif, que nous avons tous vécu comme enfant, n’a pas disparu quand nous sommes devenus adultes et sérieux, mais il s’est caché sous la braise de notre vie active, en attendant des temps meilleurs.

Sous la braise…

Afin de mettre un peu de structure dans ce qui suit, je parlerai d’abord d’une expérience à laquelle j’ai assisté comme participant-observateur, ensuite de mes propres expériences et pour finir j’essayerai de formuler une conclusion valable.

Mon ami Isidore est un artiste professionnel, sculpteur, tailleur de pierre et restaurateur. Fin 2004, il m’informait de son intention d’organiser un atelier de sculpture à Carrarra (Italie) fin juin, début juillet 2005. L’atelier était destiné aux sculpteurs, professionnels et amateurs, intéressés à apprendre à tailler le marbre ou à se perfectionner. Il me demandait alors de faire un peu de publicité auprès de mes amis.

Je distribuai sa petite brochure parmi les gens que je croyais intéressés et j’en passai aussi une à un ami entrepreneur de travaux de peinture et de décoration. Il voyait dans l’initiative d’Isidore l’occasion d’offrir à certains de ses gros clients- lobbyistes des vacances exceptionnelles et il prenait cinq inscriptions ! Isidore était ravi du nombre d’inscrits mais était en même temps très hésitant : aucun de ces cinq candidats n’avait une expérience active en la matière, ni comme sculpteur, ni comme tailleur de pierre.

En fait, ils ne correspondaient en aucune manière à son groupe-cible : c’étaient des fonctionnaires, des directeurs. Ils étaient trop âgés, trop importants, trop riches et Isidore craignait qu’ils ne soient trop exigeants au point de vue de l’hôtel qu’il avait prévu. Mais… comme il n’y avait que quatre autres inscriptions et qu’il voulait une dizaine de participants, il accepta finalement la candidature de ces VIP’s avec philosophie : « qui vivra, verra ! ». Heureusement, lors de la réunion préliminaire, les VIP’s se montrèrent aussi motivés et enthousiastes que les autres. Isidore nous instruisit des outils qu’il fallait se procurer et du fait qu’il fallait préparer un modèle ou dessin de la sculpture qu’on aimerait tailler.

Donc, à Carrarra, nous nous retrouvions à dix : Isidore le professeur, quatre amateurs-artistes et les cinq VIP’s ! Quand, dès l’arrivée, je vis l’hôtel, je compris le souci d’Isidore. Notre logement était du genre auberge de jeunesse ! Grand, très fréquenté et donc très bruyant, mais situé au bord de la mer et muni d’un certain confort. Il y avait même une piscine et un grand jardin sauvage très sympathique, mais rien dans le genre VIP ! Nous partagions à deux une grande chambre avec salle de bain-douche. La nourriture était de bonne qualité, abondante et variée : buffet au petit déjeuner où l’on pouvait se préparer le casse-croûte à emporter pour midi. Le soir, il y avait un buffet chaud.

L’atelier se trouvait à environ cinq kilomètres de l’hôtel. Pour nous déplacer, chacun disposait d’une bicyclette, en plus ou moins bon état. Nous quittions l’hôtel le matin vers huit heures et revenions vers dix-sept heures l’après-midi. Le premier jour, dans l’immense cour remplie de blocs (grands et petits) de marbre, chacun avait commencé par choisir, dessin à la main, « son » bloc de marbre que le patron de l’atelier transportait ensuite avec son élévateur sous notre hangar et le plaçait sur un établi. Le travail commençait, sous l’œil du maître : on mesurait, dessinait, indiquait et, si nécessaire, on adaptait le dessin à son bloc ou vice-versa. Ensuite, on sortait les gants, les marteaux, les ciseaux, les burins et les lunettes de sécurité et on commençait à oser toucher son bloc de marbre, doucement puis plus fort. On arrivait même à tailler ! C’était aussi simple que cela ! Et on taillait tous les jours, à partir de huit heures le matin jusqu’à dix-sept heures l’après-midi, cinq jours d’affilée. Les cinq VIP’s aussi bien que les autres…Isidore démontrait, corrigeait, guidait, stimulait et était encore plus enthousiaste que ses élèves. Le soir, on prenait l’apéritif puis le repas en commun, à une grande table, quelque part dans un coin du jardin, à l’ombre. Parfois, c’était la fête, le vin était bon et pas cher : il fallait bien rincer la poussière de la journée ! En plus, c’étaient les vacances !

Nous étions à Carrarra. Les barrières tombaient, les préjugés disparaissaient. Très vite, il n’y avait plus de VIP’s ni d’amateurs-artistes. Il restait seulement dix hommes qui apprenaient à tailler le marbre, qui se tapaient sur les doigts, sur la main et qui juraient, qui s’entraidaient, interdépendants en ce qui concerne l’emploi de certains outils avec l’aide de notre professeur, pour l’approvisionnement en bouteilles d’eau et en fruits, qui s’épuisaient par ce travail inhabituel et qui, le soir, se montraient leurs cloques et se consolaient mutuellement avec un nouveau verre de vin !

Mesdames, Messieurs, j’en ai été le témoin : le vendredi après-midi, à 17 heures, il existait neuf sculptures en marbre, dont plusieurs achevées, déjà polies, qui attendaient d’être ramenées en Belgique !L’expérience avait réussi. Tout le monde était r avi, Isidore méritait une statue; je n’aurais jamais pu imaginer que… Certainement, nous reviendrions l’année prochaine. Quelques mois après, le groupe organisa une réunion et même une exposition de ses chefs d’œuvre. L’effet était surprenant, le public resta muet : « pas possible !» « C’est des fous ! » Chez les VIP’s : l’étonnement… ils n’avaient jamais su… jamais pensé ! L’un d’eux disait : « c’est comme l’employé qui devient Michel Ange ! »

Une autre réaction que j’ai trouvée remarquable: ils avaient supporté la chaleur, les cloques, les courbatures et la poussière, mais lorsqu’un spectateur s’exprimait : « Amaai ! Quel travail ! », ils protestaient : non, ils ne l’avaient pas vécu comme du travail, comme un effort, non, ça avait été des vacances, des vacances exceptionnelles, une rencontre avec le marbre, avec leurs mains, avec eux-mêmes, un moment spirituel ?

J’ai tenu à vous raconter cet événement en détail parce que j’y vois une preuve objective de ma conviction que le génie créatif, si caractéristique pour chaque enfant, ne s’éteint pas en grandissant, mais couve sous la braise et qu’il suffit d’une étincelle pour rallumer le feu. Les quatre fonctionnaires avaient été invités à participer à « l’aventure ». Ils ont osé dire oui et c’est le seul acte conscient qu’ils ont dû faire. Ce qui suivait, c’était le défi. Oh oui, certains avaient des idées bien précises sur ce qu’ils attendaient…il y en avait même qui avaient pris leur raquette de tennis ! Ils ne l’ont pas sortie de leur housse !

Il faut entretenir le feu !

Ma conférence sur l’art et la psychothérapie en 1992 était en quelque sorte le récit de la découverte de mes mains et le plaisir que cela me donnait de jouer, de me perdre dans la matière, le plaisir de créer quoi ! En langage « psy », je pourrais dire que depuis j’ai réhabilité le côté droit de mon cerveau, mon côté dionysiaque !

Dans ce contexte, je vous rappelle les paroles de John Ciardi, dans « Innovations in client centered therapy » en 1974, qui à ce moment de ma vie me semblaient presque une prédiction : « Un ulcère, messieurs, c’est une fantaisie qu’on n’a pas embrassée et qui prend sa revanche pour avoir été niée. C’est un poème qu’on n’a pas écrit, une musique qu’on a négligée, une danse qu’on n’a pas dansée. C’est une déclaration de l’être de l’homme, qu’une source évidente de joie n’a pas été tirée et qu’on doit chercher son chemin, seule, dans (par) la boue ».

Je me réjouis encore toujours d’en avoir pris conscience à temps et d’avoir renoncé au « rat race » et d’avoir décompressé ! Certes, les années suivantes, j’ai continué à gagner ma vie comme psychologue et enseignant, mais psychologiquement je vivais de mes activités manuelles et de mon activité dans le cadre de l’ACP. Je dis « activités manuelles » parce que j’ai encore des difficultés avec le mot « art » et tous les termes dérivés comme « artiste », « artistique » etc. Ce n’est pas parce que je touchais la glaise ou la pierre que j’étais artiste ! Non, ou si, peut-être, si on le comprend dans le sens grec du mot : « une activité inspirée ». Il ne s’agit pas d’un genre de produit mais d’une qualité de l’acte humain. Par exemple, l’art qu’on retrouve dans les dessins de Saint-Exupéry dans « le Petit Prince », ces croquis sans prétention, mais pleins de sensualité et d’humour, un peu moqueurs même ! L’ultime preuve qu’il ne faut pas être dessinateur pour dessiner. Il faut simplement oser le faire… pour faire plaisir à un enfant, à son enfant !

Pour définir mon activité manuelle, je préfère employer le verbe « jouer » : je joue encore toujours avec de la glaise, avec des matériaux différents, je bricole, je fabrique des trucs, choses, machins ! En un mot : je m’amuse ! Quand quelqu’un me demande : « alors, tu es artiste ? », je me sens catalogué, peut-être bien dans une catégorie séduisante mais je n’y appartiens pas et, pour être honnête, j’ai peur qu’on me démasque ou, pire, qu’on m’impose des obligations, des règles, parce qu’un artiste doit, est obligé de. Donc, je vis mon « art à moi », bien caché mais passionnel.

Je me rendais compte d’une influence réciproque entre la sculpture et la psychothérapie, mais je ne mélangeais pas ces deux activités. Je n’ai jamais été tenté d’utiliser des techniques « artistiques » dans une session thérapeutique. Je ne sais pas pourquoi (peut-être parce que, comme psychothérapeute, j’étais surtout fixé sur ma relation avec le client et pas tellement sur son processus ?). Seulement, il m’est arrivé, dans des programmes de formation ACP, à un moment où les participants en avaient assez de la parole, d’utiliser le plâtre comme moyen de communication non verbale et d’établir par là une relation empathique. Pour la plus grande partie, c’étaient des expériences que les participants (bénévoles) évaluaient de manière positive.

De l’autre côté, mon côté sculpteur était plus influencé par mon activité psy. En écoutant un client, une image pouvait se présenter, s’imposer et parfois cela se traduisait dans un début de sculpture ou de phrase. Je développais une grande sensibilité pour les événements autour de moi, mais aussi pour les catastrophes humaines. Ces sentiments, émotions se traduisaient facilement en sculptures: Harrisburg, pendant l’année de l’enfant en 1979, « les boat people » en 1980, la mort de Georges Brassens, une promenade à New-York, un dimanche matin ensoleillé, etc. Ma vie nocturne, par moment, m’épatait. A ma grande surprise, il m’arrivait dans mes rêves de «recevoir» la solution d’un ou l’autre problème technique qui me préoccupait.

Mes contacts avec de vrais artistes, sculpteurs, m’apprenaient qu’en quelque sorte l’on pouvait reconnaître les qualités de la relation de l’artiste avec la matière. Par exemple, quand on écoute un sculpteur, pour lui, la pierre n’est certainement pas un objet mais un sujet, puisque chaque pierre a un nom. Les pierres s’appellent : Massagis, Euville, Noir Massy, Carrarra, Calata, Rosé Aurore, Statuario qui est la plus belle de toutes…

Ainsi, chaque bloc, chaque morceau de pierre a sa propre identité, son propre sens, ses propres qualités. Le sculpteur choisit sa pierre, il entre en relation avec cette pierre, il la voit dans ses particularités, il la consulte, il l’accepte, il ne veut pas la changer, il ne veut pas imposer sa volonté, non, il la respecte et il profite des caractéristiques uniques de cette pierre ! Une fois qu’il est en harmonie avec sa pierre, il fait sortir la statue de la pierre. Par exemple, une statue « mère et enfant » de Henry Moore, c’est du marbre devenu mère et enfant. Le phoque de Brancusi, qui touche tellement qu’on veut l’embrasser, une Madona de Michel Ange, Camille Claudel, en sont autant d’exemples.

Si tout va bien, il se crée une harmonie entre la particularité de la pierre, la particularité du sculpteur et la particularité de la statue. Ils se connaissent ! Par delà une statue, une œuvre d’art fait rayonner son créateur et on reconnaît l’artiste en regardant l’œuvre. Il en va de même pour les autres matières premières. Encore un exemple qui m’est familier : le plomb en plaques se laisse facilement ciseler, mais en même temps il est très doux et se déchire facilement, il faut alors vraiment se concentrer, chercher à connaître les limites et les respecter pour arriver à faire la sculpture qu’on a en tête. Cela, c’est le côté artisan, il faut apprendre « le métier », Apollon et Dionysos font alors couple !

La retraite : le début ou la fin ?

Fin 1997, je prenais ma retraite comme enseignant. Il faut dire que je ne finissais pas ma carrière en beauté ! La dernière année m’avait apporté trop de difficultés, trop d’intrusions, trop de réunions, trop de décrets ministériels, trop de soucis et peut-être que je m’étais déjà trop distancié. J’avais soixante ans et je décidais de céder la place aux jeunes, tout en sachant que dans ma nouvelle vie, je n’allais pas m’ennuyer.

J’avais raison, très vite ma vie de retraité s’est organisée: le matin, je m’occupais de mon bureau, parce que je gardais un brin d’activité psy, et l’après-midi, j’étais actif dans mon atelier ou dans ma cabane, comme ma femme aime appeler ce lieu en désordre, chaotique.

Après quelques mois, j’ai remarqué que la retraite me rendait de plus en plus paisible, silencieux, introverti même. J’aimais rester sur mon île à moi, dans mon monde et ce n’est que grâce à ma femme que j’ai continué à avoir une vie sociale. Je n’aimais pas participer aux activités organisées, ni répondre aux maintes invitations adressées aux « retraités ». Non, j’avais besoin de mon temps pour moi-même. C’était un peu comme mes activités: la psychothérapie et le travail manuel m’étaient nécessaires et en même temps me suffisaient pour vivre. Le travail manuel : par ces moments de contact direct avec la matière : la glaise, le plomb, le plâtre, le bois et la psychothérapie : par ces moments de rencontre, parfois profonds, avec le client. Dans les deux cas, je vivais des moments « ici et maintenant » concentrés, des moments de vie intense, parfois une empathie, une émotion profonde (déformation professionnelle ?).

J’aimais surtout la sculpture mais mes activités manuelles prenaient un tournant avec les petits-enfants. Il y avait d’abord les mères qui avaient besoin d’un grand-père bricoleur et il y avait les petits-enfants qui me réclamaient une maison pour les poupées, une petite boutique, encore un grand camion et puis une maison pour Chapi et Chapo, leurs lapins, non pas un poulailler mais une villa pour les deux poules, parce qu’elles, elles payaient au moins un loyer !

Me voilà promu menuisier, ébéniste et main droite de Saint-Nicolas ! J’étais étonné de voir que malgré que les objets qui sortaient de mes mains avaient complètement changé, mon activité gardait les mêmes qualités. Je travaillais avec la même passion. Je me réjouissais en travaillant le bois, de belles planches de chêne ou d’orme, que j’allais chercher dans les déchets d’une parqueterie voisine. Je gardais aussi la même attitude pour ce qui concerne le temps. Cela veut dire que je ne me laissais pas presser, je prenais tout mon temps. Chaque objet était unique et je me réjouissais d’assister à son processus de création. Evidemment, cette façon de faire avait un inconvénient… disons que parfois le cadeau de Noël n’était prêt qu’à Pâques de l’année d’après ! Après un certain temps nos petits-enfants savaient : « il ne faut pas presser Pépé ! ».

En 2002, à cause de ma négligence envers la poussière et la fumée dans le passé, j’étais obligé d’arrêter mes activités d’atelier à cause de problèmes respiratoires. Finie la sculpture, finie la menuiserie, finies toute activité manuelle créative ! Oui, mais seulement jusqu’au moment où mon petit-fils aîné s’est épris de grues : des grues flottantes, des grues mobiles, des grues automotrices etc. Son enthousiasme fut tel que, malgré le fait que je n’avais jamais dessiné, je lui faisais pour son anniversaire des dessins de toutes sortes de grues que je pouvais imaginer. L’ensemble faisait un petit bouquin : « le grand livre des grues » !

J’étais de nouveau sur les rails parce que ses nièces et ses neveux voulaient à leur tour leur petit bouquin. Et je dessinais et je faisais des histoires autour d’une visite au Zoo d’Anvers, une visite ratée à Bellewaerde, une visite dans une ferme didactique… Chaque voyage que ma femme et moi faisions devint le sujet d’une nouvelle histoire illustrée ! Et encore une fois, l’activité en soi était beaucoup plus importante que le résultat. J’avais retrouvé le plaisir de créer et en même temps, je m’étais assuré l’admiration profonde de mes petits-enfants. Même les plus petits aimaient s’installer sur mes genoux pour lire ensemble « les aventures de Bobonne et Pépé » !

Je considérais de plus en plus la retraite comme la période la plus importante de ma vie, après l’enfance, je la vivais quelque part dans le prolongement de mon enfance. Deux périodes de liberté, de créativité, d’innocence, peu de sérieux, peu d’obligations… Entre les deux, il y avait eu la vie dite active. Je dis « dite » parce que quand j’y réfléchis, cette vie active consistait surtout à exécuter ce que d’autres personnes m’ordonnaient de faire.

Voyons si mes souvenirs sont bons : à partir du jardin d’enfants, j’ai été entraîné à mettre ma propre volonté de côté et à répondre à ceux qui savaient ce qui était bon pour moi ! Il était très rare qu’on me demande mon avis sur ce qu’était ma vie ! J’apprenais à me conduire, à être courageux, à rivaliser. J’apprenais à vivre en fonction de mon père, de ma mère, des maîtres d’école, de la société, de l’Eglise, de l’Etat, de ma belle-famille, de notre banque, de mon hypothèque. ILS me manipulaient subtilement. Seulement quand ILS étaient contents de moi, je pouvais aller jouer, sortir, passer à l’année suivante et enfin être autorisé à prendre ma retraite ! Avec une certaine exagération, c’est l’histoire de ma vie active et celle de beaucoup de membres de ma génération. Malheureusement encore pour beaucoup d’autres après nous !

Avec la retraite, toutes ces obligations et ces sanctions tombaient ; ma vie m’appartenait et elle était belle. J’avais plus ou moins bien joué mon rôle comme membre de la société et maintenant, par reconnaissance, je pouvais encore disposer d’un certain nombre d’années pour moi-même. Et en étant un peu attentif, je n’aurais même pas de problèmes financiers. Je me sentais vivre et j’en avais le droit. Je m’en réjouissais, mais bien vite, je me suis aperçu que ce passage de la vie active à la retraite ou à la préretraite n’est pas si simple pour tout le monde. J’ai rencontré de temps en temps des amis, des retraités débutants comme moi, qui n’allaient pas bien du tout ! Des personnes pour qui cette « liberté » toute fraiche semblait être un cadeau empoisonné. Ils ne savaient pas quoi en faire. Contrairement au passé, ils avaient des problèmes pour gérer leur nouvelle vie. On se parlait, ils me questionnaient : « Comment fais-tu ? » « Qu’est-ce que tu fais de ton temps ? » « Est-ce que, toi, tu ne t’ennuies pas ? » et puis cette question terrible « Qu’est-ce que, moi, je pourrais faire ? » Terrible, parce qu’il n’y a pas de réponse, à chaque suggestion, on peut s’attendre à : « Oui, mais… ». Parfois, je me sentais gêné. Je ne comprenais pas leur pessimisme. Comment cela se faisait-il qu’ils s’ennuient? Comment était-ce possible ? Le problème me préoccupait et je sentais le besoin d’en savoir plus.

Au fait, ce n’était pas difficile du tout, il fallait simplement les écouter vraiment et oser entendre leur souffrance, leur désespoir. Lentement, l’idée me vint que l’âge de la retraite est un moment inévitable pour l’individu, un moment qui risque de bouleverser sa vie. Mais en plus, c’est certainement un important moment existentiel. Ne soyons pas pessimistes, pour la plupart des gens, la transition de la retraite semble se faire sans problèmes. Heureusement, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été confrontés aux difficultés qui accompagnent ce changement important dans leur vie et donc avec leur vécu, leurs émotions, leurs désirs, leurs angoisses, mais peut-être sont- ils mieux armés psychologiquement ou peut-être qu’ils sont plutôt indifférents ou insouciants de leur sort ?

Peu importe la manière dont ils ont réagi, tous les retraités ont dû céder leur place parmi la population active et ils sont devenus membres du groupe des « non- actifs ».Une question que chaque candidat retraité se pose probablement : « est-ce le désert qui m’attend ou est-ce un avenir plein de promesses ? Avant d’essayer de répondre à cette question, je tenterai de faire un peu le bilan de ce qu’on perd et de ce qu’on gagne à la retraite.

La personne qui prend sa retraite et surtout celle qui est mise en retraite, perd son travail, son gagne-pain, son boulot, mais surtout ce que cela représente pour lui : le prestige, le statut, le pouvoir, l’ambiance, les collègues, les réunions, la structure de son temps, les vacances, en un mot, au moins une partie de son identité. En échange, il reçoit une pension plus ou moins convenable, un cadeau de « fin de carrière » et du temps, beaucoup de temps, qu’il peut utiliser pour soi-même, pour ses propres projets.

La manière dont le retraité s’y prend dépend de sa personnalité mais, s’il ne l’a pas encore fait, il devra commencer par faire le deuil, le deuil de son passé. Si le retraité est déjà un individu, dans le sens où il s’est déjà actualisé, son processus de deuil sera court ou pus long. Après, il est prêt à commencer sa nouvelle vie. Mais plus il s’est identifié avec son travail, avec son titre, avec son statut, sa voiture de société, plus il souffre de la séparation, plus le deuil est pénible. Peut-être aussi pénible qu’il n’ose pas se confronter à la nouvelle réalité. Il risque alors de continuer à vivre sa vie active, mais sans activité : il continue à vivre dans le passé, il refuse sa nouvelle identité et refuse la vie « ici et maintenant ». Psychiquement, il est mort pour ainsi dire. Otto Rank dirait de cette personne qu’elle refuse de re-naître. Dans son livre : « le traumatisme de la naissance», il se réfère à la création de l’individu même, physiquement, mais aussi (psychiquement), dans le sens de l’expérience de la « re- naissance ». Pour lui, c’est « la véritable action créative de l’homme ».

Né d’une mère biologique, l’homme est en même temps créature et créateur, ou plutôt, de créature il se remue vers le pôle « créateur », dans le cas idéal, le créateur de soi-même, de sa propre personnalité » (p. 269) et Rank continue : « le développement du conscient et la naissance jamais achevée de l’individualité, semblent, de l’une ou de l’autre façon, en accord avec le résultat continuel de naissances, renaissances et nouvelles naissances, qui s’étendent de la naissance de l’enfant de la mère, puis par la naissance de l’individu de la masse, jusqu’à la naissance de l’œuvre créative de l’individu et enfin la naissance de la connaissance de l’œuvre. » ( p. 269).

Honnêtement, je trouve cette hypothèse très attrayante : la retraite comme renaissance dans le développement de la personne, le début d’une étape de vie, étant sous-entendu que la personne puisse toujours refuser ce défi ! D’abord je trouve un certain lien avec ma propre vie et ensuite, elle donne à ce phénomène social, économique, financier qu’est devenue la « retraite » dans notre société, une dimension existentielle, spirituelle. Ce qui peut nous aider à mieux comprendre nos clients- retraités.

Quand il y a naissance, il y a traumatisme (Rank). Le retraité débutant peut se sentir poussé vers une existence nouvelle, inconnue, non voulue : je paraphrase Rank : « il bascule entre son besoin de sécurité, de rester attaché (au passé) et son besoin d’individuation, d’accepter sa nouvelle vie ; entre sa volonté de se séparer et sa volonté de rester uni, attaché ; entre dépendance et indépendance ; entre haine et amour ; entre vivre seul et l’intimité ; entre solitude, créative, fortifiante en liberté et l’amour et l’acceptation qu’il ne peut acquérir que dans la communauté. » ( page 289) Choisir entre ces deux pôles n’est pas une solution, les deux font partie de l’existence humaine. Alors, « ce qu’il faut » suggère Ernest Becker, c’est que l’individu accepte un maximum d’individualité à l’intérieur d’un maximum de « familiarité ». « Diriger la dialectique entre autonomie et être relié – ce que Rank appelle : « faire partie de » et « être entier » – est la tâche principale du processus génétique qui mène à une personne qui fonctionne totalement, le processus de la naissance continuelle de l’individualité. » (Rank page 289) « Tout au long de la vie, il faut à nouveau et à nouveau résoudre le problème de la «partie et du tout» et pas seulement en thérapie ».

Voilà, Mesdames, Messieurs, où nous en sommes : tout compte fait, la retraite n’est qu’un épisode dans le développement de la Personne. Les conflits dans lesquels le retraité-débutant se trouve, font partie de l’existence humaine mais il se peut qu’ils s’intensifient à la retraite, à cause du fait que très souvent, le retraité n’a pas le choix, qu’il se sent obligé d’accepter, de s’adapter, mais qu’intérieurement il résiste, il refuse… avec le risque qu’il reste paralysé psychiquement, ce qui exclut toute action créative, constructive. Très important est le fait que Rank accepte tout comportement négatif, destructif, comme une expression de la volonté créative de son client. Ce sont les expressions de la façon sur laquelle l’individu éprouve sa vie.

Reste une question importante pour nous, psychothérapeutes centrés sur la personne : « Que pouvons-nous faire pour faciliter l’individu à sortir de ce piège ? »

Disons d’abord qu’ils se font plutôt rares les retraités en retraite qui consultent un psy. Le plus souvent leurs frustrations se traduisent en plaintes psychosomatiques et c’est le médecin qu’ils vont consulter ! Mais chaque fois que le retraité consulte son médecin avec ses plaintes, il risque de se sentir un peu plus coupable, un peu plus convaincu que c’est de sa faute. Le médecin écoute ses plaintes, lui prescrit tel ou tel médicament, soigne son corps, les symptômes, mais souvent il ne voit pas le monde intérieur désenchanté de son patient, sa véritable demande : « Dites-moi que j’existe. Dites-moi que j’ai encore un avenir ! » Croyez-moi, la retraite n’est pas une maladie, le retraité-client n’est pas un malade, il n’a pas l’esprit dérangé mais on pourrait dire qu’il est coincé entre les contrastes qui définissent ce moment de son existence. La vie ou la mort ; se séparer ou se noyer ; s’individualiser ou disparaître dans le collectif ; essayer de vivre ou se cacher sous la braise ? Le retraité doit apprendre à accueillir sa nouvelle identité, sa nouvelle personne : il se retrouve décoré, honnête mais nu, devant un avenir qui lui fait peur ! Alors le retraité n’a pas tellement besoin d’un médecin mais de quelqu’un qui l’aide à se libérer, qui lui donne un coup de main à la naissance de sa nouvelle identité, telle une sage-femme.

Rogers a parlé du thérapeute et de son rôle de sage-femme, une simplification de ce que Rank suggérait lorsqu’il évoquait : « …la création d’une matrice métaphorique dans la situation analytique…» Un peu plus à notre niveau: «la renaissance psychique du client ne peut se faire que dans une relation avec une autre personne, qui l’accepte comme il est, un double ressort de volonté et de culpabilité, de bien et mal, de destruction et de création. » Menaker cite un client de Rank : « Rank est comme une mère affectueuse, attentive ».

Voilà, je crois que nous y sommes : l’individu qui réussit à prendre l’obstacle de la retraite, seul ou avec l’aide d’une autre personne, devient un peu plus la personne qu’il est vraiment. Libéré des exigences de son passé, il peut se permettre de vivre, de se créer, de se transcender, d’accueillir la mort parce qu’il aura vécu.

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L’auteur

Pol VERHELST est co-fondateur de l’Association Néerlandophone de Psychothérapie Centrée sur le Client. Il est psychologue et travailla à l’Université de Gent (clinique psychiatrique) et dans l’enseignement technique supérieur. Il est également thérapeute ACP, et a longtemps été formateur à ACP-France. D’autre part, il est sculpteur.