Le langage non verbal est une expression de la personne, au même titre que le contenu de sa narration ou de ses sentiments. Quelle est la place du corps dans l’ACP ?

Le cadre théorique de l’Approche centrée sur la personne permet-il une prise en compte de cette métacommunication. Différentes objections sont analysées avant d’envisager comment le psychothérapeute centré sur le client peut aborder les manifestations corporelles de son client tout en restant en cohérence avec les prémisses philosophiques de l’Approche centrée sur la personne.

 

Cet article a été initialement publié sous le titre : Les interventions orientées vers le corps sont-elles centrées sur la personne ?
In: ACP-France Pratique et Recherche, N° 31, juin 2021, pp. 77-95. Ou voir sur Cairn.info

La place du corps dans l'ACP

La place du corps dans l’Approche centrée sur la personne

“L’âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections du corps.”

Spinoza, Livre 2, proposition XXIII

 

Introduction : quelle est la place du corps dans l’ACP ?

Je me considère comme psychothérapeute centré sur le client, même si, en plus de ma formation initiale à l’Approche centrée sur la personne, j’ai suivi des cursus en thérapie psychocorporelle qui m’ont sensibilisé, tout d’abord à mon propre corps – dont je n’avais auparavant qu’une vague conscience – et ensuite aux manifestations corporelles de mes clients. J’ai progressivement pris conscience qu’au-delà des mots que le client utilise pour évoquer son vécu, il existe un langage non verbal qui exprime une grande partie de son expérience.

Ces expressions non verbales sont dites corporelles parce qu’elles engagent le corps. Il peut s’agir de la posture du client quand il est assis sur le fauteuil, de ses mouvements physiques comme le balancement de son pied ou sa manière de jouer avec ses mains ; si le thérapeute y est sensible, il peut remarquer l’expression faciale du client au cours de la séance (un sourire timide qui s’esquisse, une mâchoire serrée), s’apercevoir que le rythme de la respiration s’est fait plus court, que son client éructe ou soupire profondément. Il y a bien d’autres manifestations physiologiques, comme les yeux qui brillent ou au contraire s’humidifient, la couleur de la peau qui change, un balbutiement. En réalité, le flux des sensations, des sentiments et des émotions qui traverse l’organisme à tout moment s’exprime de mille manières différentes au niveau somatique, même si la plupart du temps nous n’y prêtons pas attention.

Durant longtemps, parce que j’ai été formé à accueillir l’expression du psychisme comme le veut la tradition psychologique occidentale, je ne savais que faire de l’irruption du somatique en séance qui me mettait parfois mal à l’aise. Cependant, si la thérapie est le lieu d’une attention particulière à l’expérience globale du client, que peut faire le psychothérapeute s’il remarque l’une de ces manifestations de l’organisme ? Reste-il simplement attentif aux mots du client ou élargi-t-il le champ de son attention au langage non verbal ?

La question est pertinente à plusieurs niveaux. Tout d’abord, sur ce que signifie être « centré sur la personne », un vieux débat certes, mais qui mérite d’être régulièrement réouvert en fonction de l’évolution de la société et des recherches récentes en psychothérapie. Ensuite, sur les risques que représentent les interventions orientées vers le corps, car celles-ci peuvent facilement devenir une technique attachée à la recherche d’un résultat au détriment d’une centration sur la personne. Enfin, sur la notion de non-directivité, sachant qu’il est possible qu’une intervention dirigée vers l’organisme du client se situe en dehors de son champ perceptuel.

Concernant cette discussion, il y a peu de réponses dans la littérature de l’Approche centrée sur la personne. Si l’on révise les travaux de Rogers, on observe que la thématique du corps n’a guère suscité d’intérêt particulier, et n’a pas non plus fait l’objet de recherches de la part d’autres auteurs. C’est d’ailleurs l’une des critiques récurrentes vis-à-vis de la Thérapie centrée sur le client : « Et vous, les rogeriens, que faites-vous du corps en thérapie ? » Les réponses à cette question sont très variables car elles dépendent souvent de la sensibilité du praticien interrogé qui se réfère généralement plus à sa pratique qu’au cadre théorique.

Les interventions orientées vers le corps sont-elles centrées sur la personne ?

Le corps n’est pas absent du corpus de la Thérapie centrée sur le client. Dans ses écrits, Rogers mentionne plusieurs fois les réactions physiologiques et corporelles, même si au mot « corps », il préfère celui d’organisme, terme qu’il utilise d’ailleurs fréquemment, en particulier dans sa théorie de la personnalité et du comportement (Rogers, 2003, pp. 481-533). Pour Rogers, l’organisme est synonyme de la totalité organisée que représente l’individu, et il englobe tous les phénomènes physiologiques et psychologiques, conscients ou non (Rogers, 2003, chap. XI). Parfois, il utilise cette notion d’organisme pour désigner les manifestations sensorielles et viscérales de l’individu, signalant par exemple que lorsque celles-ci ne sont pas symbolisées, cela génère des inadaptations psychologiques et constitue une source d’incongruence (Rogers, 2003, p. 510). Rogers est tout à fait conscient de la myriade des phénomènes internes qui se produisent dans l’organisme. Dans son livre fondateur, Client-Centered Therapy, il consacre même un long paragraphe à la question des problèmes psychosomatiques en évoquant la complexité de l’entrelacement des facteurs organiques et psychologiques (Rogers, 2003, p. 226). Et il conclut que « la thérapie centrée sur le client dispose de justifications théoriques pour aborder les problèmes posés par les maladies psychosomatiques ».

Toutefois, Rogers ne va pas au-delà de ces observations et il ne mentionne rien concrètement sur la façon dont les manifestations corporelles du client peuvent être accueillies par le thérapeute. Il y a là une différence majeure avec les thérapies psychocorporelles qui placent le corps au centre du dispositif thérapeutique, ou avec d’autres écoles comme la Psychosynthèse d’Assagioli ou la Gestalt-thérapie qui, bien qu’utilisant la parole comme principal vecteur, incluent des interventions orientées vers les manifestations corporelles. Le seul collègue de Rogers qui s’est intéressé au corps, au point de développer une méthode spécifique, est Eugene Gendlin qui a créé le Focusing (Gendlin, 2010), méthode dans laquelle le thérapeute invite le client à se concentrer sur ses sensations corporelles (felt sense), mais sans renoncer aux prémisses attitudinales de l’ACP.

De ces différentes remarques, émergent quelques interrogations. L’absence de toute mention au travail corporel est-elle inhérente au cadre épistémologique-théorique de l’ACP ou est-elle une conséquence du style personnel de Carl Rogers en tant que psychothérapeute ? En d’autres termes, le thérapeute qui répond aux manifestations physiologiques-corporelles du client rompt-il avec les « conditions nécessaires et suffisantes » ? (Rogers, 1957). Dans ce texte, je discuterai de ces questions afin de déterminer si les interventions concernant le langage non verbal du client sont centrées sur la personne, et si oui, comment peuvent-elles être mise en œuvre. Mais tout d’abord, il convient de se demander pourquoi le psychothérapeute devrait s’intéresser aux manifestations de l’organisme.

Pourquoi s’intéresser au corps ?

Quelle est la pertinence du corps en psychothérapie ? Après tout, il existe de nombreux courants thérapeutiques qui n’incluent pas le corps dans leur pratique, à commencer par la psychanalyse freudienne. Par ailleurs, il n’a jamais été prouvé que les thérapies psychocorporelles sont plus efficaces que d’autres. Alors pourquoi se concentrer sur les manifestations de l’organisme ?

Une première réponse est que l’être humain n’a pas seulement un mental, mais aussi un corps. Il est curieux de constater que dans notre société occidentale, les deux instances sont nettement séparées, et que dans notre représentation de la nature humaine, nous utilisons plus volontiers, pour nous décrire, le verbe « avoir » que le verbe « être » : lorsqu’il parle de lui, l’individu moderne dit généralement qu’il a un corps plutôt qu’il est un corps. Et depuis Descartes, il est encore plus rare qu’il s’expérimente comme unité esprit-corps. Pourtant, le corps est le siège de l’expérience physiologique, perceptuelle et organique ; il est aussi le lieu du « Sensible », comme organe ou modalité de relation avec soi-même, avec l’autre et avec le monde (Bois & Austry, 2007).

Si nous voulons être cohérents avec notre vision holistique de l’être humain, la séparation entre corps et mental est obsolète, et nous devons considérer la personne dans sa totalité organismique avec toutes ses dimensions (mentale, émotionnelle, physiologique et végétative), autrement dit, concevoir le corps comme partie intégrante du soi (self), le psychisme étant indissociablement lié au physique et vice-versa.

De fait, les sensations et toutes les autres expressions corporelles sont de grands indicateurs de l’état intérieur d’une personne. Une mâchoire tendue, des épaules contractées, une oppression au sternum, toutes ces manifestations nous en disent long sur la façon dont une personne s’expérimente et se vit. C’est parce que je ressens un nœud dans l’estomac que je prends conscience que j’ai peur. C’est parce l’individu se sent fatigué qu’il se couche, qu’il décide de ralentir le rythme de son travail ou de prendre des vacances. Lorsqu’une personne rentre en contact avec une lourdeur dans sa poitrine, c’est souvent le premier pas avant de laisser libre cours à sa tristesse pour ensuite aller à la recherche d’un peu de réconfort auprès d’un ami. Comme le mentionne Rogers, « le comportement est fondamentalement un effort intentionnel de l’organisme pour satisfaire ses besoins tels qu’ils sont éprouvés dans un champ tel qu’il est perçu. » (Rogers, 2003, p. 491). En d’autres termes, le ressenti constitue une merveilleuse boussole qui nous permet de nous orienter dans le monde. Or, comme l’indique Damasio (2003), les sentiments ont d’abord et avant tout une base corporelle (voir aussi James, 1994)

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Il ne s’agit pas de faire du corps le centre du processus psychothérapeutique, mais de donner une place à l’expression corporelle comme aux autres éléments tels que le récit ou l’expression des sentiments. De nombreuses études montrent que le langage non verbal représente de 70 à 90% de la communication humaine. Le corps parle, et certains auteurs n’hésitent pas d’ailleurs à considérer qu’il est l’expression la plus profonde de l’être. Pour le moins, ces manifestations constituent une porte d’entrée vers le monde intérieur du client. Car, au-delà des mots, il y a tout un monde implicite qui n’est pas symbolisé, le monde du pathos, des sensations corporelles et des émotions.

Rogers a souvent mentionné l’importance de prendre en compte l’ensemble de l’expérience organismique du client, notamment lorsqu’il explique que l’organisme tend à rejeter hors de la conscience les expériences sensorielles qui ne peuvent pas être intégrées dans la structure du moi, ce qui provoque des phénomènes de désaccord interne (2003, p. 510). Or, la prise en compte de ses réactions sensorielles permet au client de développer progressivement une perception de moins en moins déformée de son expérience. « Peu à peu, explique Rogers, le client élimine, ou du moins diminue, les distorsions de son expérience, en prenant possession de tout le potentiel de l’organisme humain. Cela semble signifier que l’individu devient – dans sa conscience – ce qu’il est par son expérience ». (Rogers, 1968, p. 85). C’est ce processus que Rogers appelle 2adaptation psychologique » (2003, p. 513), un état d’accord interne entre la manifestation de l’organisme, la conscience de celle-ci et sa symbolisation. On le voit, le contact avec l’expérience corporelle semble être l’un des fondements de la congruence.

Carl Rogers et le corps

Conscient des phénomènes qui se produisent dans l’organisme, Rogers n’a pourtant pas mentionné explicitement la possibilité de travailler avec les diverses manifestations corporelles. Pour quelle raison ? Nous en sommes réduits aux hypothèses. La première a sans doute à voir avec sa personnalité. C’est ce qu’il laisse entendre lorsqu’il explique, qu’en raison de son éducation, il ne se sent pas tout à fait libre dans ce domaine (Rogers, 1973, p. 59), et même qu’il admire l’aisance de ses jeunes collègues sur le sujet : « Je n’encourage pas particulièrement les mouvements physiques des participants même si je reconnais que certains animateurs y parviennent avec beaucoup de facilité et d’efficacité. » (1973, p. 59). Par ailleurs, il avoue que sa fille Natalie, psychothérapeute, et sa petite-fille Anne qui participe à des groupes de thérapie, sont déçues du manque d’importance accordée au corps et au contact physique (Rogers, 1973, p. 59). Faisant preuve de grande ouverture d’esprit, il leur laisse la parole dans Les groupes de rencontre en consacrant un long chapitre à leurs témoignages. En conclusion de cet espace ouvert à la jeune génération, il écrit :

Voilà une digression bien longue. J’espère qu’elle aura aidé à faire voir une tendance qui se dessine non seulement dans les groupes de rencontre, mais dans notre civilisation. Manifestement, Nathalie, ma fille, utilise plus librement que moi le mouvement et le contact physique dans les groupes qu’elle anime. Il est évident que lorsque j’étais étudiant, je n’aurais certainement pas pu avoir les sentiments d’Anne, ma petite fille, ni écrire ce qu’elle écrit. Ainsi les temps ont changé, les groupes de rencontre aussi (1973, p. 65).

Ainsi, il semble raisonnable de penser que la notion de travail corporel, telle que nous le concevons aujourd’hui, ne pouvait pas devenir une thématique spécifique pour un homme de sa génération, né au début du XXe siècle dans un milieu protestant de stricte éducation religieuse (Rogers, 1971 ; Kirschenbaum, 1979).

Une deuxième raison pour laquelle Rogers n’a pas abordé spécifiquement le sujet tient sans doute à l’épistémologie de l’Approche centrée sur la personne : il n’aurait pas jugé bon de s’attarder sur le sujet, tout simplement parce que les manifestations de l’organisme sont accueillies comme n’importe quel autre contenu du client, c’est-à-dire avec le même souci d’accompagner au plus près l’expérience du client à travers une compréhension empathique. D’ailleurs, dans ses entretiens, Rogers reflète parfois l’expression non verbale du client, parfois il privilégie le contenu. Voici quelques exemples parmi (…)

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L’auteur:
Clément Haudiquet
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