Ce texte intitulé intitulé tout simplement “Le groupe” (El grupo) circule en langue espagnole sur internet. Il est généralement attribué à l’écrivain portugais Jose Saramago (1922-2010), prix Nobel de littérature. Cependant cette origine n’est pas certaine et nous n’avons pas réussi à remonter à la source.

Traduction de l’espagnol au français : Clément Haudiquet (2016)

LE GROUPE

Elles sont dix ou douze personnes effrayées : un groupe. Elles s’assoient autour d’un sac rempli de peurs : la peur de la solitude, la peur du passé, du présent et de l’avenir. Ce sont des personnes tremblantes qui ont décidé de faire semblant d’ignorer la présence du sac ; à cela, elles l’appellent valeur. Ce sont des personnes muettes de terreur, qui rient, se posent des questions et se répondent – et c’est ce qu’ils appellent la communication. Mais le sac est là.

Le groupe s’agite, fermente, s’organise, émet des idées, discute, pose, dispose et s’oppose, se lance dans d’interminables discussions au cours desquelles le monde est défait et refait, tandis que dans le sac se nouent les peurs visqueuses comme les limaces, dans l’attente de leur heure. Ce sont dix ou douze autruches qui cachent prudemment leur tête dans le sable et bougent ensemble la queue comme des plumeaux. Elles sont intelligentes. Elles sont venues de loin et elles en savent beaucoup. Elles ont lu toutes les bibliothèques, elles ont contemplé tous les tableaux de tous les musées, elles ont entendu toute la musique existante. Elles ont dans la poche de leur veste ou dans leur portefeuille les trente-six façons de changer radicalement le monde, proche ou plus éloigné, mais aucun d’entre eux n’a transformé sa petite vie personnelle ; et dans certains cas, celle-ci a même été malheureusement transmise.

Lorsque le groupe se disperse (ce qui arrive inévitablement de temps en temps, ne serait-ce que pour des raisons d’hygiène), il continue de loin à graviter autour du sac des peurs. C’est que la peur de la solitude fait à nouveau converger les douze planètes vers le centre du système. Chacun alors présente sa faiblesse et on espère que de douze faiblesses naisse une force. Le groupe a cette illusion.

Mais dans la nature profonde de l’homme (et sa responsabilité), la confrontation de lui-même avec la vie passe par une bataille personnelle avec les peurs qui la nient. Et pour résoudre le second problème (être, être entier), ne sont d’aucun secours cette ivresse commune, ce paradis artificiel qu’est le groupe. La peur de la solitude ne peut être surmontée qu’après un corps à corps avec la totale nudité de l’âme (si j’arrive à m’expliquer) ou l’abstraction que nous nommons ainsi. Et cette victoire ne peut être obtenue – la lutte n’aura même pas commencée – si l’on va chercher dans le groupe le remède mythique, la panacée universelle. Ce serait accepter la défaite avant la première escarmouche.

Il y a aussi la vieillesse et la mort. Voici le miroir et son langage. Voici le bras qui ne serre plus avec la même force qu’auparavant. Voici le cœur qui commence à refuser à monter la côte. Voici la douleur sourde qui annonce l’irrémédiable. Voici le temps et la fin du temps ; du nôtre, du temps qui nous a été attribué à chacun d’entre nous et dont la mesure nous a été cachée, mais qui ressemble au bruit de l’eau lorsque celle-ci remplit rapidement la cruche. Voilà donc la vieillesse et la mort. Face à cette peur, nous serons seuls. C’est notre bataille particulière, celle au fond dans laquelle nous nous risquons le plus, parce que c’est le corps qui est en jeu, le corps qui perd de sa fraîcheur, sa vigueur et sa beauté (s’il y en avait), cette splendide machine faite pour la lumière et que la lumière abandonne. Mais les vertus du groupe sont telles que nous allons y rechercher une cécité utile, aidés en cela par le spectacle consolateur de la décadence des autres.

Enfin, il y a les peurs du passé, du présent et du futur, celles qui génèrent les angoisses quotidiennes, ombre et menace constantes. Le groupe met en commun trois ou quatre squelettes du passé de chaque personne ; cela permet l’instauration  d’une indulgente aristocratie des sentiments à travers la pratique flatteuse des éloges mutuels. Mais l’armoire des squelettes aux défauts inscrits sur les os, elle, reste toujours bien fermée, et la clé est bien gardée, surtout si ce patrimoine osseux est commun à au moins deux personnes. En ce qui concerne le présent, la peur est à portée de main, à la portée du groupe, car rien de cela ne va durer et parce que le groupe secrète de ses contradictions le poison qui le détruira. Dans le futur. Demain. Jusqu’au prochain groupe.

Ou bien jusqu’à ce que l’une des dix ou douze personnes découvre que c’est en elle- même que se trouve le mal, et peut-être aussi le remède. Et que le groupe est finalement comme de l’eau un peu trouble où se dilue et disparaît comme un fragile morceau de sucre la roche amère et vertigineusement lucide (c’est pour cela qu’elle est capable d’une joie parfaite) ce qui est le meilleur de la grandeur de la condition humaine.

L’auteur:

José Saramago

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