Les groupes de rencontre, une tradition née avec Carl Rogers, sont presque devenus une marque de fabrique du mouvement rogérien; que ce soit dans le domaine de la formation des futurs thérapeutes ou dans le cas des grands rassemblements consacrés à la rencontre humaine.
Voici un petit historique sur les groupes de rencontre à vocation internationale (aussi appelés workshops). Sans vocation exhaustive, il s’appuie surtout sur des témoignages personnels. L’objectif est de montrer la richesse de ces rassemblements internationaux qui se déroulent dans le cadre de l’Approche centrée sur la personne.
Un peu d’histoire
LES GROUPES DE RENCONTRE : UNE TRADITION NÉE AVEC CARL ROGERS
Les séminaires expérientiels, les fameux workshops, sont presque devenus une marque de fabrique du mouvement rogérien. Car très vite, à partir des années 60, Carl Rogers a voulu appliquer au champ social les principes de la thérapie centrée sur le client, en créant des groupes intensifs parmi les éducateurs, les enseignants, le monde de l’entreprise.
Bien que ce n’était pas une intention clairement exprimée, ce fut en fait une manière originale de diffuser l’Approche centrée sur la personne à travers le monde, en faisant vivre l’expérience aux personnes intéressées par les idées novatrices qui étaient propagées par les publications de Rogers. En France, de nombreux psychologues ont eu leur premier contact avec l’Approche centrée sur la personne (ACP) grâce à ces rassemblements. Cela a également permis l’éclosion de communautés internationales et plus tard la création de programmes de formation fondés sur la rencontre et l’expérience de groupe (Dartevelle, 1996). L’hypothèse de Rogers était que si l’on découvrait une vérité significative au sujet de la relation entre deux personnes, cela pouvait s’appliquer également à une plus vaste échelle, en l’occurrence à des groupes de personnes. (Rogers, 1978)
En France, l’Approche centrée sur la personne (ACP) à commencé à se propager en France dans les années 60 avec deux dates clés : d’une part la publication en 1965 du livre de Max Pagès, L’orientation non directive, et d’autre part, le fameux séminaire de Dourdan une année plus tard, en 1966 (sur Dourdan, lire ici). Celui-ci était organisé par Pagès et l’ARIP (Association pour la Recherche et l’Intervention Psychosociologiques), réunissant 120 participants, et il a été suivi d’un colloque de 3 jours à Paris avec 400 personnes (Dartevelle, 1996). Ce fut l’occasion de la première venue de Carl Rogers en France (lire ici), mais au lieu d’être bien reçu, il fut fortement chahuté par les nombreux psychanalystes présents dans la salle qui voulaient en profiter pour défier cette grande figure de la psychologie humaniste et des concepts jugés trop dangereux pour l’establishment psychanalytique, en tous cas très éloignés de la psychologie dominante de l’époque. Ce n’est pas pour rien que Pagès parla de « révolution » et de « scandale rogérien » dans sa préface au Développement de la personne (Rogers, 1968, pp. IX et XI). Et le journal Le Monde de renchérir en intitulant un entretien avec C. Rogers : « Des idées très simples et très subversives » (Gaussen in Le Monde, 1979).
Les années 70
Tout cette contestation — et cette résistance aux nouvelles idées — n’empêcha pas les idées rogériennes de poursuivre leur chemin, et à Rogers de revenir en France pour faciliter des workshops qui ont commencé à se développer en Europe dans les années 70 : Chatenay-Malabry, Royaumont, Suède (1974 et 1975), L’Escurial en Espagne (1978), Évry (1979). Aux États-Unis, l’Atelier Greenwood (1972) a réuni durant 4 jours une centaine de participants de 27 pays différents dans le but d’établir une meilleure communication interculturelle.
De fait, la dimension interculturelle a pris une place de plus en plus importante dans ces groupes, notamment sous l’impulsion du Center for Cross-Cultural Communication (Centre pour la communication interculturelle) fondé à l’époque et dirigé par Charles (Chuck) Devonshire, un proche collaborateur de Carl Rogers.
Carl Rogers venait souvent en Europe pour faciliter ces rencontres internationales. Celles-ci réunissaient parfois un petit nombre de participants (moins d’une vingtaine) et parfois plus d’une centaine, comme lors du notoire workshop de l’Escurial en 1978 (où l’on note la présence de Marcel Tourrenc qui fut, vingt plus tard, à l’initiative de la création d’ACP-France), ou celui d’Évry en juillet 1979 qui réunit 140 personnes. Le rituel était désormais bien établi : un grand groupe régi par le principe de la non directivité, un micro qui circule de mains en mains, des traducteurs qui font de leur mieux lors des prises de bec entre participants, une équipe de facilitateurs très discrets (mais qui se réunissent régulièrement en « staff »), une division (parfois) en petits groupes, des groupes à thème, des rencontres de couloir, des amitiés qui se nouent et se dénouent, et le community group du dernier jour bien souvent chargé d’émotions.
Avant de passer à la décennie des années 80, il faut quand même mentionner une autre application de l’ACP dans le domaine social et politique, car Rogers s’y est fortement impliqué : la résolution des conflits politiques, raciaux ou religieux, d’abord en Irlande du Nord lors de la guerre civile, en Afrique du sud à l’époque de l’apartheid, en Amérique centrale et dans l’ex Union soviétique.
La fameuse rencontre de Belfast (Irlande) a eu lieu en 1972. Durant un weekend, se sont réunies 9 personnes (5 protestants et 4 catholiques) qui ont été facilitées par Carl Rogers et Patrick Rice. Les 16 heures de séances ont été filmées et ont donné lieu à un documentaire baptisé « le volet d’acier ». (Rogers, 1972)
Les années 80
En 1980, le workshop annuel européen, désormais traditionnel, aura lieu à Dortmund, en Allemagne, et se déroule sous le signe de la communication interculturelle, avec, parmi les facilitateurs, Chuck Devonshire, Jürgen Kramer et Nathalie Rogers. Cette fois, dans un esprit d’innovation et un souci d’équilibre culturel (un peu naïf il faut bien l’avouer), les organisateurs avaient voulu réaliser un véritable équilibre entre les différentes cultures avec un nombre égal de participants pour les 15 pays représentés. C’était déjà une gageure. Mais en plus, ils souhaitaient une représentativité en termes d’âge, de sexe, et même de régions au sein d’un même pays.
Cette “norme des quotas”, comme on dirait aujourd’hui, fut un facteur de complexité énorme pour l’organisation et se solda d’ailleurs par un échec. Malgré des coordinateurs dans chaque pays qui essayaient de faire de leur mieux pour constituer une délégation répondant aux normes, l’équilibre recherché ne fut pas atteint. Au total, le workshop rassembla 87 participants, la « délégation » française étant composée d’à peine 7 personnes dont, pour les âges, 3 sexagénaires et pour la répartition géographique 5 habitants de la région parisienne et deux seulement du Midi. L’Allemagne était en fait surreprésentée avec 17 personnes (pays d’accueil oblige !), 16 Norvégiens (dont 1 Esquimau) alors que les pays du sud étaient quasiment absents (2 Grecs, 1 Italien, aucun Espagnol).
La permissivité qui règne lors de ces rencontres est décrite par le témoignage, légèrement ironique, d’Elio Nacmias qui était présent lors de ce séminaire de 7 jours: «méditation conduite par un gourou de Poonah en tunique orange, séances de massages californiens, accouplements dans la promiscuité des chambres à plusieurs lits» (Nacmias, communication personnelle à l’auteur).
Carl Rogers n’était pas présent à Dortmund, et il adressa cependant une lettre ouverte aux participants dont voici un large extrait :
« Un nombre croissant de personnes découvrent qu’une vie satisfaisante et enrichissante ne dépend pas de possessions matérielles, ou du fait d’acquérir le dernier gadget technologique. Elles découvrent qu’une vie satisfaisante prend racine à partir d’un sens profond de sa propre valeur, dans l’expression de soi-même dans des relations étroites avec autrui, cela en vivant à visage découvert, sans se cacher derrière un masque ou un rôle. Elles désirent se sentir appartenir à une communauté. Elles demandent à participer aux décisions qui affectent leur vie (…). Elles reconnaissent que la plupart des institutions actuelles empêchent de vivre ce genre de vie.
Nos écoles, nos entreprises, nos familles et même nos églises, affaiblissent souvent la valorisation de soi, découragent le partage de soi avec les autres, insistent sur les rôles sociaux, rendent la vie impersonnelle, matérialiste et bureaucratique. Ainsi, ce groupe toujours croissant de personnes, contestant l’impersonnalité de notre culture, se trouvent engagés dans une révolution tranquille (…).
Alors elles se rassemblent, comme vous le faites, pour constituer un groupe de soutien, développer une conscience communautaire et oser ainsi vivre cette nouvelle manière d’être. Je crois fermement que, ce faisant, elles réalisent un pas important dans la transformation de notre société. J’estime que vous représentez un élément d’un réseau croissant de changement, un réseau qui croit en la personne, qui apprend à créer un climat dans lequel les personnes pourront se développer. Et cela constitue un aspect d’une transformation à travers le monde dans notre façon de vivre et d’être .» (Source: voir la note 1 ci-dessous).
San Diego
Ce même été de 1980, mais au mois d’août, eût lieu le rassemblement de San Diego aux États-Unis. Une autre aventure inédite ! De fait, pour certains observateurs, San Diego marque le début du déploiement du mouvement rogérien à travers le monde. En effet, ce séminaire de 15 jours, bien plus qu’un workshop non directif comme à l’habitude, était en fait la première étape d’un vaste programme de formation à l’Approche centrée sur la personne (training program) voulu, conçu et organisé par Carl Roger lui-même et son équipe.
Cette première session de formation réunissait une centaine de personnes dont une vingtaine de membres de staff, cette fois des “formateurs” plutôt que facilitateurs. Il y avait même un processus de sélection; malgré cela, le nombre de participants dépassa les prévisions. L’organisation était extrêmement rigoureuse, avec 3 mois auparavant, des demandes de présentation écrite des participants à toute la communauté, des photos de chacun, des évaluations individuelles, des échanges avec le staff (et tout ça, bien avant l’existence d’Internet !). (Source: témoignage de Nacmias à l’auteur).
Tout ce matériel servit pour élaborer un programme très précis qui détaillait heure par heure les activités de ces 15 jours de séminaire, de 7 h du matin pour le yoga jusqu’à 22h pour des séances de thérapie ou de supervision. Décidément, il s’agissait bien d’un learning program qui fut inauguré en bonne et due forme par Carl Rogers face à un auditoire dont les motivations étaient essentiellement cognitives. Et Rogers eut cette phrase étonnante : « J’ai eu envie d’enseigner et d’être plus directif ». De fait, il y eut de nombreuses activités, des exposés, des cours formels, des projections, des exercices, des jeux de rôle, des activités corporelles et aussi des ateliers sur les sujets les plus divers : le racisme, l’identité de genre, la relation homme/femme, l’éducation.
L’apogée des groupes
Au cours de cette décennie, riche en initiatives de toutes sortes, les rassemblements rogériens se multiplient dans le monde : Mexique, Brésil, Afrique du Sud, Japon, Australie, U.R.S.S. Mais c’est surtout en Europe que le mouvement prit de l’ampleur avec les workshops interculturels qui deviennent une tradition annuelle : Allemagne 1980 (Dortmund), Pologne 1983, Hongrie 1984, Irlande 1985 (Dublin), Hongrie 1986 (Szeged), Grèce 1987 (Cap Sounion), France 1988 (Châtenay-Malabry), Angleterre 1989 (Sheffield), Allemagne (1990). D’autres workshops se sont également tenus en Espagne, Italie, Slovaquie, Tchécoslovaquie, Hollande.
Ces rencontres d’une semaine réunissaient entre 200 et 400 personnes. Imaginez un instant les échanges entre les participants, chaque intervention étant traduite à chaque fois en trois langues au moins. Carl Rogers y était présent la plupart du temps comme facilitateur (son dernier workshop fut celui de Szeged en 1986) ainsi que Chuck Devonshire et bien d’autres personnalités du monde de l’ACP dont Marcel Tourrenc (à l’initiative de la création d’ACP-France).
Au total, le Center for Cross-Cultural Communication (CCCC) a organisé 25 workshops interculturels de 1972 à la fin des années 90, époque qui a vu s’étioler cette grande tradition. Pour quelles raisons ? Je l’ignore. Cela mériterait une recherche plus poussée. Sans doute y est pour quelque chose la disparition des grandes figures de ces rencontres interculturelles, d’abord Carl Rogers en 1987, Marcel Tourrenc en 2002 et puis bien sûr, celle du Directeur du CCCC Charles Devonshire en 1999.
Cependant, le mouvement rogérien expérientiel français, sous une forme ou sous une autre, n’a jamais cessé d’organiser des rassemblements. Citons notamment les colloques du Collectif Carl Rogers qui ont été mis en place à Paris à partir de 1988 sous l’impulsion d’André de Peretti. Puis, fut reprise par ACP-France, la tradition des grands groupes de rencontre à vocation internationale, en résidentiel de 4 à 5 jours, à partir de 2002. Le premier workshop a eu lieu à Chatenay-Malabry en présence de Valérie Henderson, proche collaboratrtrice de Roger. De fait, les premiers rassemblements comptaient plusieurs facilitateurs nord-américains qui avaient facilité avec Carl Rogers (Valérie Henderson, Charles O’ Leary…). Depuis, presque chaque année, ACP-France poursuit la tradition.
Voici la liste des grands groupes de rencontre organisés par ACP-France :
- 2024 septembre (Sète): Workshop dans l’Approche Centrée sur la Personne
- 2023 septembre (Sète): Workshop dans l’Approche Centrée sur la Personne
- 2022 septembre (Sète): Workshop dans l’Approche Centrée sur la Personne
- 2021 juillet (Sète): Workshop dans l’Approche Centrée sur la Personne
- 2020 (prévu deux fois à Sète et deux fois annulé): Une année blanche à cause de la pandémie du COVID.
- 2019 mai (Sète): “Les Printemps de l’Approche Centrée sur la Personne”.
- 2018 mars (Sète): “Les Printemps de l’Approche Centrée sur la Personne”. Avec Guizlaine Chraibi (IMPR, Maroc) et John Wilson (Temenos Institute, GB).
- 2017 (Aspet): “Hommage à Carl Rogers. 30 ans après sa mort, qu’en est-il de l’Approche centrée sur la personne ?”. Avec Nada Daou (IFRDP) et John Wilson (Temenos Institute, GB).
- 2015 (Fanjeaux): “L’empathie dans la vie quotidienne”. Avec John Wilson (Écosse).
- 2014 (Aspet): “Empathie et écologie”. Avec Colin Lago (Grande-Bretagne).
- 2013 (Banyuls): “Présence du corps dans l’ACP”. Avec Clément Haudiquet (Mexique).
- 2012 (Montolieu): “L’agressivité et l’ACP”. Avec Léopold Verhelst (Belgique).
- 2011 (Banyuls): “Les angoisses existentielles”. Avec Claire et Gaston Desmaret (Belgique).
- 2010 (Prouillhes): “Psychothérapie et counseling dans l’ACP”. Avec Alberto Segrera (Mexique).
- 2009 (Douvres la Délivrande): “Et si nous changions le monde ?”. Avec Vlado Havlenka (Slovaquie). Et une conférence de André de Peretti.
- 2008 (Nîmes): “Quel regard pour quel monde ?”. Avec Polly Iossifides (Grèce).
- 2007 (Fanjeaux): “L’interculturalité”. Avec Colin Lago (Grande-Bretagne).
- 2006 (Wardrecques): “Fidélité à soi, influence de l’autre, dans le couple, la famille, la société”. Avec Charles O’Leary (États-Unis).
- 2005 (Prouillhes): “Vers nos choix”. Avec Valérie Henderson (États-Unis)
- 2004 (Paray-le-Monial): Workshop interculturel.
- 2003 (Avignon): Workshop interculturel.
- 2002 (Chatenay-Malabry): Workshop interculturel. Avec Valérie Henderson (USA), Colin Lago (GB), Vlado Havlenka (CZ), Polly Iossifides (Grèce), Marcel Tourrenc, André de Perreti (France)…
A lire aussi dans notre bibliothèque digitale:
- Témoignage d’une participante: mon expérience du groupe de rencontre. Lire ici.
- Le groupe de formation à l’Approche centrée sur la personne : un voyage en mer vers des terres inexplorées. Lire ici.
A voir en vidéo:
- Un documentaire sur les groupes de rencontre. Voir la vidéo en cliquant ici.
Références et sources:
Ce bref aperçu de l’historique des groupes de rencontre est loin d’être exhaustif. J’ai surtout utilisé les sources à ma disposition dans mes archives personnelles, c’est à dire des témoignages de personnes qui ont participé aux premiers workshops en Europe, soit comme participant, soit comme facilitateur, et qui sont décédées aujourd’hui. J’ai également utilisé des écrits inédits ou de circulation restreinte, comme ceux d’Elio Nacmias, de Bérénice Dartevelle ou de Chuck Devonshire, l’un des principaux instigateurs des workshops interculturels en Europe à partir des années 70. Un vrai travail d’historien serait necessaire…
- Dartevelle Bérénice: Aperçu historique du courant rogérien en France des années 50 à nos jours. Archive personnelle. Texte qui sembre avoir également été publié dans la revue Mouvance Rogérienne en 1996.
- Devonshire Charles M.: L’approche centrée sur la personne et la communication interculturelle. Non daté. Archive personnelle.
- Gaussen, F. (Le Monde, septembre 1979): Carl Rogers: des idées très simples et très subversives. Interview de Frédéric Gaussen.
- Nacmias Elio : Evry, Dortmund et San Diego : trois facettes d’une même approche. Novembre 1980. Non publié. Archive personnelle.
- Rogers (1968): Le développement de la personne, Dunod.
- Rogers (1972): film The steel shutter (58 mn). Disponible au Center for studies of the Person, La Jolla, California.
- Rogers Carl et al. (1978): Evolving aspects of a person-centered approach, Self and Society, Vol. 6, Nº 2, Feb. 1978.
Note 1 : Il s’agir d’une lettre ouverte de Carl Rogers aux participants des workshops interculturels en Europe. Elle n’est pas datée, mais il ne fait guère de doute qu’elle a été rédigée en 1980, peu avant la rencontre de Dortmund de juin. Cette lettre m’est arrivée de deux sources différentes, par Elio Nacmias qui l’a reçue en mains propres en tant que participant à Dortmund, et plus tard par C. Devonshire qui en a adressé copie aux participants du programme du PCAII.
L’auteur
Clément Haudiquet