L’écoute, la véritable écoute, est le fondement d’une démarche phénoménologique en psychothérapie. Celle-ci est le propre de la psychothérapie humaniste et s’oppose une méthode fondée sur l’analyse ou l’interprétation. La phénoménologie est une invitation à revenir l’essentiel. Et l’écoute empathique est sans doute l’un des meilleurs outils.

Husserl, fondateur de la phénoménologie
L’écoute, fondement d’une démarche phénoménologique en psychothérapie
« Cette thérapie est centrée sur le monde que le patient a créé et dans lequel il évolue. En d’autres termes, en tant que thérapeute, je reçois un patient et je l’aide à me révéler le monde phénoménologique dans lequel il vit : autrement dit la manière dont il conçoit le monde qui l’entoure, la manière dont il conçoit ses problèmes et la manière dont il se perçoit lui-même. C’est une tentative de faire parler l’individu de sa propre vision du monde. » Carl Rogers[1]
L’interprétation est souvent considérée comme l’outil par excellence du psychothérapeute, en particulier du psychologue et du psychanalyste. La psychologie occidentale, fondée sur une démarche analytique et mue par la croyance que le changement résulte de la découverte des traumatismes inconscients, tend à rechercher les causes des problèmes et des dysfonctionnements dans une quête archéologique sans fin. Culturellement, nous sommes tellement imprégnés de cette démarche intrapsychique, à base d’explications causales-linéaires nécessairement réductrices, et simplificatrices, qu’il est rare que cette croyance soit remise en cause : de nombreux praticiens continuent à « psychologiser » à outrance leurs interventions. Malheureusement, ni l’interprétation, ni les explications, ni le savoir n’ont jamais guéri personne.
Le paradigme de la psychothérapie humaniste, en particulier celui de la Psychothérapie centrée sur le client, propose une perspective radicalement différente qui se fonde sur la méthode phénoménologique. Celle-ci, en opposition à la démarche discursive et déductive, nous invite au contraire à rester au niveau de la description de l’expérience : le comment plutôt que le pourquoi. La proposition d’Husserl est de «revenir à la chose elle-même et au phénomène tel qu’il se présente» afin de le saisir de manière unifiante. En d’autres termes, il s’agit d’observer ce qui émerge à la conscience et de porter notre attention sur ce qui est présent plutôt que sur un improbable inconscient qui, par définition, est absent.
A force de vouloir chercher midi à quatorze heures, nous perdons de vue ce qui est évident. Or, tout est là. Il n’y a rien à rechercher dans les tréfonds du psychisme : ce qui doit émerger se manifestera en son temps. Nul besoin de forceps ni de perceuse électrique. Rien n’est caché, ce n’est simplement pas présent… pour le moment ; et c’est certainement plus sage ainsi. Car ce qui importe vraiment – ce qui demande à être travaillé – se présentera toujours au moment juste pour peu que le climat de sécurité soit établi et que le thérapeute ait confiance dans la tendance à l’actualisation du self, confiance dans les mouvements intérieurs du client. C’est une confiance dans la profonde sagesse de l’organisme, et au-delà, dans « l’intelligence » du processus – bien plus sage que l’intellect ou la volonté de l’égo – qui jette la lumière sur les contenus libérateurs. Car, les blessures s’orientent naturellement vers la cicatrisation, les situations inachevées réclament leur conclusion, du chaos émerge un nouvel ordre. La séance de thérapie est une scène où se déroule devant nos yeux le mouvement intérieur de la personne vers l’actualisation de soi et où se mettent en branle les forces de guérison.
Quel outil merveilleux que l’écoute pour cela ! Car paradoxalement, ce n’est pas en cherchant que l’on trouve, mais en écoutant. Bien sûr, je ne parle pas de l’écoute habituelle des conversations de salon ; je ne me réfère pas non plus à l’écoute psychologique qui dissèque et analyse. Je fais référence à une véritable écoute de l’autre, dans toutes ses dimensions, intellectuelle, corporelle, énergétique et émotionnelle : une écoute centrée sur la personne dans son entièreté et sa subjectivité. Une écoute qui fait résonner le thérapeute.
Le psychothérapeute humaniste travaille avec ce qui se manifeste ici et maintenant. Il suffit juste d’être présent, d’être à l’écoute de ce qui se meut chez son client et aussi en lui. Alors que le récit se déroule, combien de choses risquent de m’échapper si je pense à ce que j’aimerais que mon client explore, si je suis distrait par l’interprétation brillante que j’ai envie de lâcher, si je pose des questions impulsées par mon angoisse du silence, si je me centre sur le problème du client en lui donnant de judicieux conseils pour faire taire mon sentiment d’impuissance et calmer mon anxiété.
Le thérapeute écoute, le contenu certes, mais aussi les mots que le client choisit pour exprimer sa souffrance, le rythme de ses phrases, celles qui défilent à toute allure ou celles qui assoupissent le thérapeute par leur ton monocorde. Je prends soudain conscience de la voix blanche de mon client qui attire mon attention vers sa gorge serrée, de sa voix qui balbutie ou devient inaudible, d’un mot inhabituel, un temps d’arrêt. Tout cela me laisse des impressions, comme le balancement de pied, des doigts qui se croisent et se tordent, un regard en coin, un sourire, une rougeur au visage, un œil qui s’humidifie. La rhétorique du client est tout autant chargée de significations que le récit lui-même. Le langage non verbal, c’est le corps qui s’exprime, l’être qui nous susurre ses secrets. Il suffit d’écouter… et de regarder, d’observer phénoménologiquement, sans préjugé, dans une épochè, une suspension du jugement et de l’évaluation, dans une ouverture à la nouveauté de l’expérience. Les clés de la compréhension se trouvent là, à portée d’écoute et de « concentration » afin de remettre au centre ce qui est dispersé.
La phénoménologie appliquée à la psychothérapie est un effort de compréhension globale du phénomène tel qu’il se présente à la conscience du thérapeute. Dans le contexte de la séance de thérapie, nous considérons que le « phénomène » est une gestalt[2], c’est-à-dire une forme qui se déploie dans le moment présent. Celle-ci mêle et unit de nombreux éléments : ce que dit le client, comment il le dit, ce qu’il a ressenti lors de l’évènement, et aussi ce qu’il ressent au moment où il le relate. Ce à quoi il faut ajouter la manière dont le thérapeute absorbe ce phénomène à travers sa subjectivité. Tous ces éléments présents dans le champ relationnel constituent un entrelac d’une immense complexité qui ne peut être capté que de manière totalisante ou intuitive en mobilisant la perception du thérapeute dans un experiencing intégratif.
Au début de la séance, le thérapeute écoute, observe tranquillement mais attentivement, il prend le temps de sentir ce qui se passe dans la situation. Je me pose plusieurs questions auxquelles d’ailleurs, je me garde bien de répondre : qu’est-ce qui veut émerger aujourd’hui à la conscience ? Qu’est-ce qui a besoin d’être accueilli ou guéri ? Qu’est-ce que le client veut me montrer de son intimité et qu’il n’ose pas regarder seul ? Y-a-t’il quelque chose qui est là, sous mon nez, que je ne vois pas ou que je ne veux pas voir ? Puis, je laisse faire. Passif pour ne pas intervenir sur le cours du processus, mais aussi actif dans mon attention à ce qui se passe chez le client et en aussi en moi : mon anxiété face à l’incertitude du moment suivant, une émotion qui me prend au ventre, une tension dans mes épaules, un profond soupir. Il s’agit d’une observation phénoménologique de ce qui se déroule dans la situation, une observation qui se veut débarrassée de tous les filtres qui dans la vie quotidienne viennent teinter ma perception avec les couleurs de mes projections ou de mes intentions implicites.
La tâche du thérapeute centré sur la personne est de mettre entre parenthèses sa propre idéologie, ses croyances et ses préjugés sur le client. C’est ce qui lui permet de capter l’expérience immédiate[3] du client, et c’est pourquoi, son intervention ressemble souvent à une simple reformulation de cette expérience, comme un miroir fidèle de ce qu’il saisit. Puis, il observe ce qui se passe chez le clientm le pas qu’il franchit, le mouvement qu’il fait. S’instaure alors le dialogue bubérien. La rencontre s’installe.
L’une des principales caractéristiques du thérapeute centré sur le client est en creux : il ne dispose pas de grille de lecture pour « lire » le patient, pour établir un diagnostic, conceptualiser une pathologie ou établir une stratégie de traitement. « Il est nu », dit-on parfois. Il n’est en tous cas que lui-même dans sa vérité, mettant sa propre matière au service de la relation. Dans la perspective relationnelle de la Psychothérapie centrée sur la personne, autrui n’est pas un objet extérieur d’observation, il est une subjectivité en relation avec une autre subjectivité, celle du thérapeute, tous deux créant une intersubjectivité essentielle, une relation absolument unique où chacun accepte de se laisser impacter par l’autre, une relation qui tend vers une rencontre entre un « je » et un « tu » (Buber), débarrassée des réactions transférentielles ou projectives et des instrumentalisations de toutes sortes (relation je-ça). Car, nous sommes bien d’accord, c’est la relation qui guérit. Ou pour être encore plus précis : c’est le processus de construction de la relation qui guérit.
Cette relation dialogique, transformatrice, constructrice de sens, porteuse de changement et de croissance, est basée sur quelque chose de très simple : l’écoute.
NOTES
[1] In Psychologie Magazine : Interview de Carl Rogers par Jacques Mousseau. Hors-série décembre 2019, tome 55, p. 170 à 173.
[2] Le mot gestalt est un mot allemand qui n’a pas d’équivalent exact en français mais que l’on peut traduire par « forme », « figure » ou encore « ensemble structuré ». Il est utilisé par le courant de la Psychologie de la forme ou Gestalt-Psychology qui naît en Allemagne au début du XXème siècle dans le contexte de la phénoménologie. Voir notamment : Köhler W. (2000) : Psychologie de la forme. Ed. Gallimard, Folio.
[3] Pour cette notion d’expérience immédiate, voir Rogers C. (1968) : Le développement de la personne, Dunod, p. 50 et p. 61.
L’auteur:
Clément Haudiquet
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