Quelles sont les perspectives pour une évolution de l’Approche centrée sur la personne ? Quelles devraient être les nouvelles orientations de l’ACP pour que celle-ci ait un avenir ?

Dès 1998, Peter F. Schmid dessinait les évolutions dont dépend l’avenir de l’ACP, en insistant notamment sur le passage vers un paradigme relationnel.  Les pistes d’évolution sont nombreuses…

Source de cet article :
Schmid, Peter (1998). Nouvelles perspectives pour l’évolution de l’Approche centrée sur la personne. In Mouvance Rogérienne, décembre 1998, n° 14, pp 2-22.

Peter F. Schmid

Nouvelles perspectives pour l’évolution de l’approche centrée sur la personne

Peter F. Schmid

 

“Rencontrer une personne veut dire être tenu en éveil par une énigme”

— E. Lévinas

Mesdames, Messieurs, Cher(e)s collègues.

Je me sens très honoré d’avoir été invité à ces Rencontres, et j’aimerais vous remercier cordialement du chaleureux accueil que vous m’avez réservé. En février 1997 nous célébrerons le dixième anniversaire de la mort de Carl Rogers. Il me semble que c’est un moment bien choisi pour faire le point sur la situation actuelle de l’Approche centrée sur la personne et pour réfléchir sur l’orientation à prendre et les transformations à amorcer si cette approche veut rester fidèle à elle-même.

Dans les cercles des théoriciens de l’Approche centrée sur la personne (moins chez les praticiens) on entend souvent la métaphore suivante : Avec l’approche centrée sur la personne nous nous trouvons sur un bateau en train de couler, nous dit-on d’une voix teintée de cette mélancolie qu’utilisent les personnes déprimées quand elles refoulent des sentiments d’agressivité. Dans le temps c’était extraordinaire : le bateau avançait toutes voiles dehors. Le capitaine charismatique tenait le gouvernail et décidait de la direction à prendre. Or, maintenant, de grosses taches de rouille apparaissent, et le bateau est difficile à renflouer. Maintenant qu’il a jeté l’ancre, il mériterait d’être transformé en bateau musée, car il a rempli sa mission. Il va très lentement se désagréger, mais a rendu d’irremplaçables services, comme modèle pour d’autres, et une flotte entière navigue maintenant sur la base des expériences acquises par ce cargo pionnier.

L’Approche centrée sur la personne, nous dit-on, aurait rempli sa mission historique : c’est à son influence que l’on doit l’humanisation de beaucoup d’orientations sociales et psychologiques, en particulier de la psychothérapie ; comme orientation spécifique en tant que telle, par contre, elle ne survivrait pas. Si nous nous obstinions malgré tout, il s’agirait de chercher des méthodes complémentaires ou de nouvelles techniques, de combiner l’approche centrée sur la personne avec des méthodes issues des approches corporelles et systémiques ou bien de fusionner avec les praticiens de la Gestalt (qui n’est pas toute moderne non plus) ; ainsi nous pourrions au moins sauver la psychothérapie humaniste.

Comme beaucoup d’autres personnes, je ne partage pas cet avis. Bien au contraire : j’estime que l’essentiel de l’Approche centrée sur la personne, son côté radical, son humanisme profond, son potentiel émancipatoire critique n’ont pas encore vraiment été étudiés en profondeur et qu’ils sont loin d’avoir été exploités ou même atteints. Les positions et les visions de Carl Rogers ne sont pas dépassées, nous ne les avons même pas encore rattrapées. C’est sans aucun doute un grand mérite de l’approche centrée sur la personne, si aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, les comportementalistes, les psychanalystes et les systémiciens se rendent compte de la signification et de l’importance du ressenti personnel, des relations personnelles et actuelles, ainsi que des conditions dans lesquelles ces relations évoluent. Ces écoles thérapeutiques s’aperçoivent maintenant que “ça ne marche pas, si l’on ne prête pas attention à ces aspects-là”, un fait qui a bien été mis en évidence lors du congrès mondial à Vienne, où par exemple les psychanalystes prônaient comme nouvelle idée ce que notre approche stipule depuis le milieu du siècle, par exemple l’importance du respect de la personne. Même si d’autres s’approprient parfois certaines de nos conceptions, cela ne veut pas dire qu’ils en aient compris l’essence, en particulier l’originalité de sa base humaniste.

Je suis persuadé que l’approche centrée sur la personne a de l’avenir, et j’aimerais échanger quelques idées avec vous sur l’évolution souhaitable de cette approche.

Cependant, avant de réfléchir à l’évolution future, il convient de faire le point de la situation. Quel est l’essentiel ? Qui a la compétence de prendre des décisions ? Certainement pas un pape centré sur la personne ou une quelconque autre autorité. Cependant, si tout le monde peut participer à la discussion : Comment arriver à un consensus ?

La relation de personne à personne :
voilà le point central de l’approche qui nous relie les uns aux autres

Lors d’un meeting informel ayant eu lieu en juillet 1996 à Bad Hall en Autriche, auquel, à la suite du congrès mondial de Vienne, l’Association autrichienne pour l’approche centrée sur la personne (PCA) avait invité une trentaine de scientifiques du monde entier pour discuter de concepts théoriques, nous nous sommes très vite entendus. Le moment était opportun pour créer une organisation internationale. Il s’agissait de la création d’une association faîtière mondiale regroupant les praticiens et théoriciens centrés sur la personne travaillant dans les domaines de la psychothérapie et de la relation d’aide. Dès le début nous étions conscients de la nécessité de créer une association ouverte, dans laquelle d’une part les différentes orientations à l’intérieur de l’Approche devaient pouvoir trouver leur place, et qui devait, d’autre part, être clairement identifiable. Ce point-ci n’a pas suscité d’opposition, pas plus que le choix d’un nom : “International Association for Person-Centered Therapy (IAPCT) – An Association for the Science of Client-Centered and Experiential Psychotherapies and Counseling”.  Par contre, il nous semblait plus difficile de trouver ce noyau commun et de le formuler de manière claire et sans équivoque, tout en restant suffisamment ouvert. A notre grand étonnement nous nous sommes aperçus que cette tâche-là n’était justement pas si difficile à remplir. En un rien de temps nous nous sommes mis d’accord.

Nous avons défini cinq points :

  • Pour l’Approche centrée sur la personne, ce qui est essentiel en psychothérapie c’est la relation qui s’établit entre le thérapeute et le client (a commitment to the primary importance in therapy of the relationship between therapist and client).
  • La confiance fondamentale dans les expériences du client et dans leur signification pour le processus thérapeutique, est primordiale (an essential trust in the experential world of the client and its centrality for the therapeutic endeavour).
  • La confiance dans l’efficacité des conditions et attitudes de base qui favorisent le processus thérapeutique, telles qu’elles ont été formulées par Carl Rogers, est un point central. Nous nous engageons à les introduire activement dans la relation thérapeutique (a belief in the efficacy of the conditions and attitudes conducive to therapeutic movement first postulated by Carl Rogers and a commitment to their active implementation within the therapeutic relationship).
  • Il est important de considérer le client, ainsi que le thérapeute, comme des personnes en relation à la fois avec d’autres personnes et avec leur environnement (a commitment to the understanding of both clients and therapists as persons who are at one and the same time individuals and in relationship with others and their environment).
  • Notre nouvelle association doit être ouverte à l’étude et au développement de la théorie centrée sur la personne et expérientielle, du point de vue de la pratique et de la recherche actuelle et future (an openness to the elaboration and development of person-centered and experiential theory in the light of current and future practice and research).

Vous pensez peut-être que tout cela va de soi, que cela n’est qu’un programme minimal ou dénote d’un humanisme suranné. J’estime que ces cinq points contiennent tout ce qui est central et en même temps tout ce qui peut relier toutes les différentes orientations (enfin presque toutes les orientations), à commencer par le Focusing jusqu’aux orientations phénoménologiques ou empiriques, les approches se basant sur la philosophie de la rencontre et sur le dialogue personnel, jusqu’aux approches cliniques ou constructivistes. (Quand je dis “presque” j’entends par là que ce sont surtout les orientations éclectiques ou interventionnistes qui pourraient manquer). Par dessus tout, ces points représentent le noyau pour l’évolution indispensable; ceci dans le sens de cette phrase de Carl Rogers et John Wood, lorsqu’ils résument notre approche: “La théorie centrée sur le client est en constante évolution — non comme une Ecole ou comme un dogme, mais comme un ensemble de principes formulés provisoirement.” (Rogers/Wood, 1974). Voir note 1 ci-dessous.

La relation centrée sur la personne comme rencontre immédiate

Permettez moi, à la lumière de ces cinq points, de résumer ce qui me semble important dans cette Approche.

Comme son nom l’indique, l’Approche centrée sur la personne s’oriente d‘après la personne. Par “personne” je désigne l’être humain dans son unicité, dépendant également de ses relations sociales, donc la personne dans la société, dans un système donné; du point de vue de la construction de la personne, les dimensions individuelles et relationnelles actuelles et à venir, l’indépendance et l’établissement de relations sociales, ont la même importance (Schmid 1991; 1998a). Les deux axiomes de base de l’anthropologie centrée sur la personne, sont: la tendance à l’auto-actualisation et la nécessité d’être en relation (interconnectedness) – j’y reviendrai. Ils sont à la base de la compréhension de la personnalisation (“Le développement de la personne”, Rogers, 1966).

Proposer de l’aide dans une optique de compréhension centrée sur la personne, signifie s’engager dans une relation personnelle. Cela implique qu’en tant qu’aidant, on se met soi-même en jeu, et  que l’on place sa confiance dans le fait qu’une telle rencontre de personne à personne, que ça soit dans une relation à deux ou dans un groupe (Schmid 1994, 1996a, 1998b), constitue l’apport essentiel et principal permettant à la personne en quête d’aide de mieux utiliser ses ressources internes encore inexploitées ou passagèrement bloquées, afin qu’elle puisse développer sa personnalité et agrandir ses espaces d’actions possibles (Rogers 1961a; 1970a; 1980a; Schmid 1989). A cette vision s’attache la conception de l’être humain capable de mener sa vie, de résoudre ses problèmes, de se développer dans une direction individuelle et sociale constructive  grâce à son potentiel et à ses capacités d’auto-actualisation, pourvu qu’il se sente fondamentalement accepté et compris, donc dans un environnement social dans lequel il peut, dans une certaine mesure, être authentique. (Rogers 1959a).

Une telle approche exclut d’emblée que le rôle du thérapeute, de l’aidant ou de l’enseignant etc. puisse être considéré comme celui d’un expert pour les problèmes de la personne ou du partenaire en consultation, thérapie, éducation, supervision, ou autre relation d’aide. Cela exclut aussi que le thérapeute lui-même puisse se considérer comme un spécialiste de la bonne intervention, de la bonne méthode et des bons moyens; enfin, cela exclut toute méthode ou technique imaginée préalablement, et toute intervention qui n’émanerait pas de l’expérience relationnelle immédiate. Le seul “moyen” ou “instrument” utilisé, c’est la personne même du thérapeute. Et c’est seulement lorsque “tous les moyens se sont désintégrés”, que la rencontre peut avoir lieu, dit Buber (1923,19) de manière inégalable et précise, en parlant aussi du processus.

C’est pourquoi l’Approche centrée sur la personne se distingue fondamentalement des autres approches, même si celles-ci se sont entre temps plus ou moins approprié les attitudes de base que Rogers (1957a) a élaborées et formulées de manière très différenciée, à savoir l’authenticité, le non-jugement inconditionnel et l’empathie. Cependant, ces autres approches considèrent souvent les attitudes de base comme des préalables à l’établissement d’une relation, d’une ambiance ou d’un rapport, pour ainsi dire comme une condition humaniste allant de soi, mais sur laquelle il faudra construire le vrai travail thérapeutique. Pour l’Approche centrée sur la personne le processus de mise en place continuelle de ces attitudes de base constitue le fondement de l’aide et n’a pas besoin de méthodes et techniques complémentaires spécifiques, dont la connaissance serait détenue par un expert. Etre un expert consiste justement à renoncer à se comporter comme expert, même à l’encontre d’éventuels souhaits du client, de s’interdire de résoudre des difficultés à l’aide de techniques, mais de se positionner face au client en tant que personne.

Par sa présence psychophysiologique (ce qui signifie la présence immédiate dans le sens de la philosophie de la rencontre, la présence personnelle qui mène à un partage et à un vécu commun du temps, et non pas un principe idéologique et pragmatique de “l’ici et maintenant”), celui qui s’engage dans une relation centrée sur la personne avec son partenaire, que cela soit une autre personne ou un groupe, offre à l’autre la possibilité de repérer le moment fertile permettant d’être attentif à soi-même et à son fonctionnement dans ses relations sociales. Comme dans le “Kairos », le nom du “bon moment” d’après le dieu grec des bonnes occasions qu’il fallait attraper par la longue boucle de cheveux qui lui pendait sur le visage (ses cheveux de derrière étaient coupés court), il s’agit d’attraper le potentiel qui est encore en friche, et de ne pas laisser s’échapper l’occasion.

L’Approche centrée sur la personne respecte l’individu

et le saisit dans son environnement social

Depuis sa création (Rogers aimait situer cet évènement au 11 décembre 1940 lors de sa conférence intitulée “Nouveaux concepts de la psychothérapie” qu’il tint à l’université de Minnesota et qui eut beaucoup de retentissement), l’Approche en tant que telle ainsi que son environnement psychosociologique a beaucoup évolué et s’est beaucoup développée. A partir de la première partie de son œuvre, Carl Rogers nous a légué une théorie bien élaborée (Rogers 1959a). Par contre, les développements ultérieurs n’ont plus été décrits de manière si concise et complète, ce qui a eu comme effet que le public n’en a pas ou que peu eu connaissance, ou qu’il les a découverts beaucoup plus tard. Ainsi, l’image de l’Approche centrée sur la personne fut-elle longtemps incomplète et individualiste, ce qui ne correspond pas à la réalité.

C’est avant tout riche de l’expérience acquise en psychiatrie et avec les groupes de rencontre (deux groupes qui se situent à deux extrêmes du point de vue de la psychothérapie, les personnes hospitalisées d’un côté et la “population normale” de l’autre côté) que Rogers a continué à développer de manière significative sa propre approche. On pourrait même dire que ce développement s’est fait dans un sens hégélien, c’est-à-dire qu’il a remplacé ce qui avait déjà été élaboré tout en gardant le noyau central et, a continué le développement à partir de celui-ci.

C‘est à ce moment-là, dans la deuxième moitié des années 60, que la dimension sociale, l’importance de la présence dans la relation et finalement la reconnaissance du politique autant dans la thérapie que dans l’approche ont été élaborées et perçues comme un tout. Du point de vue théorique, le groupe et son environnement ont été étudiés en tant que champ relationnel. Ainsi la notion ” centrée sur la personne ” a pu être conceptualisée, sans que pour autant le concept de l’individu comme être unique et la focalisation sur la personne n’aient été sacrifiés, donc sans nier la signification des personnes impliquées, ni celle du client ni celle du thérapeute, c’est-à dire la relation de personne à personne.

Il n’existe aucune publication de Rogers traitant de ce sujet dans son ensemble, mais seulement une série d’articles et quelques interviews. Ceux qui l’ont côtoyé de plus près ne doutent pas que sa vision ait été beaucoup plus large. Rogers nous a donné une telle impulsion et nous a laissé un tel héritage, que la réalisation concrète de toute une série de conséquences se fait toujours attendre. Si nous prenons cette approche au sérieux comme “approche” et non pas comme doctrine, si nous prenons au sérieux les implications qui découlent de la compréhension de l’homme comme personne reliée à la société, si nous prenons au sérieux les expériences qui découlent du travail avec les groupes, alors un grand nombre de transformations sont nécessaires dans le sens d’une évolution et d’un développement de cette approche en ce qui concerne la conception de l’homme et de la pratique.

Permettez-moi d’exposer quelques-uns de ces défis:

Le défi de l’Approche centrée sur la personne

comme une approche personnelle

  • Le besoin de l’homme d’être relié à ses pairs, donc la perception de la dimension relationnelle et des aspects interactionels du devenir d’une personne ainsi que de la dimension substantielle, de l’aspect individuel de son être, doit être conceptualisé. De même qu’à une certaine époque il était important d’accentuer le point de vue non-directif et ainsi la spécificité, la dignité et la liberté de la personne, de même il est actuellement nécessaire de poser notre regard sur le “provenir de l’autre” et l‘ “aller vers l’autre”, d’étudier cette question du point de vue théorique et pratique. Ceci est en relation avec une vision plus large concernant la motivation humaine, de ce qui touche un être humain et le transforme. Cette motivation vient autant de l’intérieur (de la tendance auto-actualisante de l’organisme) que de l’extérieur (de la nécessité d’être en relation, du défi et de l’appel de l’autre). Ainsi, la tendance auto-actualisante n’est plus le seul axiome centré sur la personne, les capacités d’établir des relations sont tout aussi importantes.
  • Un autre aspect important est la compréhension de l’homme par l’autre; non pas l’alter ego, mais véritablement l’autre personne. De même que la philosophie de la rencontre a dépassé Buber, en particulier avec Emmanuel Lévinas, un penseur presque inconnu de l’Approche centrée sur la personne mais néanmoins très important, qui a changé de paradigme en passant du “je” au  “tu” et a ainsi atteint le seuil du “nous”, de même l’Approche centrée sur la personne doit sérieusement réfléchir à ce que cela signifie que de répondre à un être humain en souffrance et de prendre une responsabilité qui soit ancrée dans une éthique fondamentale.
  • Ainsi, toute action psychosociale, pédagogique, politique voire pastorale accède à travers les questions qu’elle pose et les responsabilités qu’elle endosse à une dimension éthico-sociale, qui apporte une nouvelle compréhension de la réalisation de soi-même, laquelle n’est possible que dans ce que Lévinas appelle la “diaconique” – un mot qui a la même signification que le mot “thérapie”, à savoir “service”. Dans la rencontre entre hommes que nous appelons “thérapie” nous sommes chargés d’une grande responsabilité; nous sommes appelés à accomplir une obligation, à rendre un service à notre prochain; il s’agit ni plus ni moins de ce que signifie ce mot maintes fois usurpé et quand même irremplaçable, le mot “amour”.

J’aimerais approfondir cette conception de l’éthique centrée sur la personne, ne serait-ce que parce qu’un fondement éthique de la psychothérapie et du travail psychosocial représente une grande tâche, si l’on ne veut pas s’arrêter à des cas isolés et réduire l’éthique à une discussion de morale, par exemple en cas d’abus.

Emmanuel Lévinas, originaire de la Lituanie, et dont l’ensemble de la famille est mort pendant l’holocauste, insiste sur le fait que toute la philosophie occidentale (dont la psychologie représente la fille et la psychothérapie la nièce), les orientations humanistes de ce siècle incluses, est restée “écologique”. En effet, les discours de la psychologie humaniste sur les concepts du ” soi ” révèlent une fixation au “je”, ce qui démontre malgré toutes les prises de position contre l’objectivation et l’insensibilisation, que nous tendons vers une réduction de l’autre, à savoir ce qu’il signifie pour moi. Ainsi, la phrase bien connue de Martin Buber (1923): “Je deviens je à ton contact” prend soudainement une toute autre signification. Je soupçonne que, même ici, il s’agisse toujours de moi.

Cela éclaire d’une toute autre lumière les idéaux du mouvement humaniste. “Ce qui dans le temps était signe de l’excellence de l’être humain, la volonté absolue de l’autodétermination et de l’auto-actualisation, s’est finalement avéré être la source de la violence envers les autres hommes. Le fondement de l’humanisme de l’autre personne ne doit pas être basé sur l’affirmation du “je”, mais sur la perception de l’autre. Cette relation est d’ordre éthique, et en tant que telle elle est asymétrique. J’ai plus d’obligations envers l’autre que les liens qui l’unissent à moi (…) Celui que je dois être comme être humain est justifié et justifiable par l’autre (Waldschütz 1993).

L’Approche centrée sur la personne comme modèle de compréhension humaniste du monde et des hommes contient une série d’implications éthiques qui forment en effet la base permettant de dépasser cette problématique. Ces implications demandent d’abord à être présentées systématiquement, formulées explicitement et développées pour chaque domaine concerné par l’approche centrée sur la personne. Il ne s’agit pas de formuler des principes éthiques à partir de l’anthropologie, mais il faut se rendre compte que l’anthropologie centrée sur la personne est toujours une éthique du passé. Car “l’éthique, c’est agir selon la personne” (Keil 1992,17). L’éthique traditionnelle interprète l’action en fonction de croyances liées à des réflexions philosophiques. Une philosophie qui se base sur l’expérience, ce qui correspond tout à fait à l’approche centrée sur la personne, considère, à partir de l’expérience de la rencontre qu’elle prend infiniment au sérieux, que l’éthique est la première des philosophies. C’est en particulier l’expérience personnelle de la rencontre, la parole que j’adresse à l’autre ou qu’il m’adresse, qui donne droit à la réponse et à l’action dans le “Kairos”, et c’est ici que l’éthique centrée sur la personne débute.

  • Une éthique centrée sur la personne est une éthique de dialogue. Ainsi il s’agit d’une éthique qui ne dégrade jamais l’autre au niveau d’un alter ego, mais le considère comme un appel et une provocation. Le prochain est alors toujours l’autre, celui qui m’est étranger, qui m’étonne, et en face duquel je me trouve – ce qui est la bonne place; je ne dois ni l’absorber ni le repousser : “Rencontrer une personne veut dire être tenu en éveil par une énigme” dit Lévinas (1959, 120). La présence continuelle de l’autre exige de moi une réponse à laquelle je ne peux pas me soustraire, parce que personne d’autre ne peut répondre à ma place. Nous avons des obligations et des responsabilités à l’égard de l’autre, nous lui devons une réponse. Ceci justifie que l’autre passe avant nous. Ces réflexions nous mènent à une nouvelle compréhension de l’autoactualisation, non individualiste, l’auto-actualisation comme réalisation dans et à travers les relations dans lesquelles chacun vit, et qui ne sont jamais possibles sans que l’autre ne puisse aussi se réaliser.
  • Toute aide doit être comprise comme une réponse à la détresse de l’autre. L’amour que l’homme reçoit depuis qu’il est sur terre (pensons à l’enfant “reçu” qui naît dans une relation) est un acompte pour sa solidarité. Dans l’empathie nos paroles deviennent des exhortations, notre langue la langue d’intercession, la communication devient communauté.
  • La psychothérapie est un service engagé et solidaire envers le prochain, la “diaconie”. Comme à chaque activité psychosociale il lui revient un caractère diaconique, c’est-à-dire un caractère de service. La personne souffrante exprime une demande à laquelle correspondent une obligation et une responsabilité. De la diaconie émane le dialogue, l’espace centré sur la personne devient un espace de rencontre entre personnes. Cette obligation de nous tourner vers l’autre (pensons au concept du “commitment” de Binder et Binder, 1981, 179.274) provient de la dépendance fondamentale de l’homme. Il s’agit d’une obligation d‘agir, même lors d’entretiens, et non de parler; c’est pourquoi nous devons concevoir l’Approche centrée sur la personne comme une approche active et non comme une approche verbale, bien qu‘en allemand on l’appelle à tort “thérapie de l’entretien” (Gesprächspsychotherapie).
  • Concrètement, la prise de responsabilité telle que je l’ai décrite se fait par l’acceptation du présent comme catégorie kairologique. Cette attitude, que Rogers a étudié vers la fin de sa vie (Rogers 1986h) et qui implique en temps voulu une ouverture inconditionnelle à la relation et à l’autre en tant que personne, permet aux concepts de base centrés sur la personne d’accéder à une dimension anthropologique qui dépasse largement les seules attitudes et comportements. L’attitude de l’ici et maintenant – que Rogers a appelé “présent” – n’est pas quelque chose de complémentaire, une quatrième condition de base ou une variable; d’une certaine manière elle annule les trois conditions de base, en agissant comme pivot et comme point de jonction, en les renvoyant sans cesse à elles pour les mettre en évidence comme conditions à la rencontre entre personnes.
  • Une telle attitude exige évidemment l’utilisation d’approches créatives de la compréhension et de l’action en thérapie et pour le travail psychosocial, en particulier le jeu et l’art. Ceci signifie qu’il s’agit d’une approche qui prend la relation au sérieux, qu’il n’est pas question de faisabilité ou d’effets spéciaux voire d’un but quelconque à atteindre (ce n’est pas une approche qui sert à obtenir quelque chose) mais, dans le sens d’une thérapie actualisante, il s’agit de jeux créatifs, d’espaces libres qui s’ouvrent là où les hommes sont ouverts, estimés et sensibles, où ils vivent ensemble en tant que personnes les uns avec les autres, de manière ludique, curieuse, ouverte, où ils s’impliquent dans le jeu, où ils se mettent en jeu, s’engagent, prennent des risques et formulent des exigences.
  • Ainsi, l’approche holistique de l’homme est prise au sérieux. Le corps en fait également partie. Les aspects corporels doivent évidemment aussi être inclus dans la compréhension de la personne et dans la pratique thérapeutique. Il ne s’agit pas d’ajouter un travail sur le corps, ou même de se concentrer uniquement sur le corps au lieu du psychisme, ou bien encore de vouloir utiliser le corps pour soigner l’âme (à ce moment-là le corps deviendrait un instrument!); de cette façon la séparation entre corps et âme s’intensifierait. Il s’agit, au contraire, de dépasser cette malheureuse séparation que les occidentaux introduisent entre le corps et l’âme, et donc de dépasser la séparation qui en découle entre la psychothérapie et la thérapie corporelle, et d’aboutir à une thérapie anthropologique réelle, telle qu’elle convient à la conception de l’homme en tant que personne.
  • Si l’on prend l’homme au sérieux en tant qu’être social, il en résulte une nouvelle évaluation de l’importance et de l’indication de la thérapie individuelle et de la thérapie de groupe. Par la compréhension de la personne dans son environnement social, comme membre d’un groupe, par la prise de conscience que le meilleur endroit pour résoudre les conflits c’est à leur point d’origine, à savoir dans le groupe, on peut se demander si le groupe n’est pas le champ thérapeutique primaire et si la thérapie individuelle – comme relation particulièrement protégée – ne serait indiquée que quand une protection particulière s’avérerait nécessaire ou quand une autre raison spéciale s’imposerait. J’espère avoir démontré que l’approche centrée sur la personne est profondément sociale et, malgré son développement historique, en principe une approche de groupe. Ainsi, le groupe représenterait un aspect central du futur de cette approche. Ceci irait à l’encontre de la “suraccentuation pathologique” de la thérapie individuelle dans les pays germanophones (ce qui est compréhensible si l’on compare la formation de nos thérapeutes avec celle en usage dans les pays anglo-saxons).
  • Ceci signifie qu’il est nécessaire d’élaborer une théorie de la compréhension et une gestion pratique de grands groupes et de communautés. Cet aspect représente une priorité absolue du point de vue de la politique sociale et de la politique de la paix. Une telle tâche nous permettrait de continuer l’engagement que Carl Rogers a pris pour la paix et la compréhension interculturelle.
  • L’Approche centrée sur la personne contient aussi les bases d’une nouvelle conception pratique et théorique de l’agression physique et sexuelle. Ce problème revêt une grande importance dans la vie en société, en particulier par rapport aux besoins de sécurité et d’intimité. Notre approche s’occupe également de mieux comprendre la notion de pouvoir, dans le sens de laisser à chaque personne les compétences de son propre pouvoir. Dans ce concept, où il ne s’agit non pas de donner du pouvoir aux gens mais bien de ne jamais le leur enlever, de les encourager à réaliser leurs possibilités et à s’actualiser, il y a une des implications les plus révolutionnaires de l’anthropologie centrée sur la personne.
  • Ceci exige – et c’est avec ces remarques que je termine cette énumération nullement exhaustive – des chemins créatifs pour la formation et la recherche, des chemins qui offrent de très nombreuses possibilités nouvelles pour le développement individuel dans un contexte social donné. Il est vrai que le train a pris la direction du remboursement par les caisses-maladie, préconisant une conception traditionnelle des maladies et des troubles, et que la tentation est grande de succomber à la pression et de considérer les processus conflictuels comme des maladies contre lesquelles ont est assuré. Cependant, pour l’Approche centrée sur la personne, le point capital est de reconnaître la chance qu’amène l’émergence d’une crise qui nous oblige à prendre des décisions, à comprendre ce qui est unique et ce qui nous provoque et qui exige de nous, des autres et de la société des changements et de la créativité, en lieu et place de classification.

Plus de conscience de soi et d’identité face à l’extérieur

Avant de tirer les conclusions de ces thèses, j’aimerais encore ajouter quelques remarques sur la manière de présenter, d’utiliser et de défendre notre approche.

  • Si l’on regarde la situation actuelle on s’aperçoit que nous manquons, souvent de manière effrayante, de confiance dans notre propre approche. Nous ne nous sentons pas suffisamment en sécurité avec notre approche et la conscience de nous-mêmes n’est pas bien développée. Nous empruntons des méthodes et techniques à d’autres courants, et nous procédons par mélanges éclectiques de ces différents apports. On remarque toujours une sorte de complexe d’infériorité parmi les thérapeutes centrés sur la personne, dans la mesure où ils disent qu’ils “ne sont que thérapeutes centrés sur la personne”. Si, au contraire, on prend conscience que les praticiens d’autres approches, surtout les psychanalystes, défendent actuellement des positions que l’approche centrée sur la personne défend depuis très longtemps, on serait tenté de dire qu’il serait plus judicieux de prendre conscience de notre propre rôle de pionniers et d’oser l’affirmer à voix haute.
  • Si notre approche est parfois perçue comme primitive, superficielle et naïve, comme “celle de thérapeutes qui ne font que parler” ou “léger du point de vue de la théorie”, nous en sommes en partie responsables. Pourquoi ne considérons-nous pas, au contraire, comme une force et non pas comme une faiblesse le fait de ne pas avoir un langage professionnel incompréhensible et mystérieux, de ne pas utiliser un jargon sophistiqué mais un langage issu de l’expérience?
  • De même, le fait que nous n’ayons pas de réponse toute faite à beaucoup de questions? Par ailleurs, nous allons à l’encontre des valeurs et des tendances actuelles, comme par exemple la pensée technico-rationelle; tout cela devrait être considéré comme une force et non pas comme une faiblesse. N’oublions pas le concept essentiel, à savoir que l’approche est un non-concept: cela doit être clarifié et explicité.
  • Il s’ensuit que la manière dont l’Approche est perçue et l’influence qu’elle exerce dépend aussi de la présentation que nous en faisons et du marketing que nous adoptons. Il est nécessaire de combattre les images stéréotypées du thérapeute passif avec fonction de miroir, en explicitant que la relation entre “actif” et “orienté techniquement” est fausse, que la force de l’approche se trouve dans sa qualité d’ “accoucheuse”, dans la démarche qui met activement et prudemment l’accent sur “l’ici et maintenant”. Nous devons aussi faire connaître l’importance numérique des praticiens centrés sur la personne, conférant à notre approche une importante fonction d’approvisionnement de la population en psychothérapie. Dans beaucoup de pays l’approche centrée sur la personne est l’approche la plus utilisée. Carl Rogers s’est efforcé de présenter l’Approche de manière compréhensible et claire. Il donnait beaucoup d’importance à la communication de ce qui lui était fondamental. Pensons au grand nombre de ses publications, à ses films, vidéos, bandes audio, et à ses voyages. Quel aspect le travail d’information du public prend-il chez nous ? Dans la communauté scientifique, dans les publications professionnelles, du point de vue de la politique et des médias nous ne sommes que très peu présents.
  • Une des difficultés réside dans le manque d’institutions qui renforceraient notre sentiment d’identité par rapport à l’approche centrée sur la personne. Outre l’absence indéniable d’un périodique international, il s’agit aussi de l’absence d’une association faîtière mondiale. Dans une société pluraliste et démocratique, on a besoin des institutions correspondantes si on veut avoir une quelconque influence. C’est à nous de veiller à ce qu’une éventuelle organisation ne devienne pas bureaucratique et rigide.

En résumé nous pouvons dire: le manque actuel de popularité de notre approche doit être pris comme un défi à la créativité.

L’Approche centrée sur la personne comme philosophie culturelle a besoin de nouvelles recherches et de développements théoriques.

Selon notre tradition, les réflexions fondamentales que je viens de partager avec vous devraient nécessairement nous mener à une réorientation de nos points de vues théoriques et pratiques. Se tourner vers les groupes de rencontre et ne plus exclusivement travailler en thérapies individuelles (ce que des critiques ont d’ailleurs reproché à Carl Rogers – Swildens 1992, vgl.  van Belle 1990) a constitué un progrès dont on peut ressentir les conséquences en thérapie. Continuons à avancer de façon systématique.

Les impulsions les plus importantes pour la théorie centrée sur la personne proviennent des domaines extérieurs à la thérapie individuelle. John Wood (1994a, 31) estime que les expériences avec des grands groupes sans animateur démontrent que la théorie de la psychothérapie centrée sur la personne n’est pas suffisante pour expliquer l’ensemble de l’approche centrée sur la personne. Ce n’est justement pas grâce à un facilitateur que dans ces grands groupes un climat constructif favorisant le développement de la personne s’installe. Cependant, il existe quand même des points communs avec les groupes centrés facilités par un animateur. On ne peut pas nier que l’attitude encourageante de plusieurs personnes soit un facteur important. Wood est persuadé qu’il s’ajoute à cela toute une série d’autres facteurs provenant de l’environnement, de la culture, etc., qui pourraient être mis en évidence par une recherche orientée vers l’inattendu plutôt que vers la confirmation de l’attendu. Il s’agit de réapprendre à se laisser surprendre: “Un des secrets les mieux gardés est que l’Approche centrée sur la personne semble fonctionner le mieux là ou les méthodes conventionnelles (y compris l’application des principes de la thérapie centrée sur la personne) ont échoué.” (Wood 1994,6).

Etant donné que nous, les êtres humains, sommes toujours membres de toutes sortes de groupes, l’étude de ces phénomènes pourraient revêtir une certaines importance pour l’humanité. Il y a longtemps que notre approche ne concerne plus uniquement la psychothérapie, mais qu’elle revendique, comme d’ailleurs la psychanalyse, un statut de philosophie culturelle; elle n’est donc ni plus ni moins appelée à aider à la compréhension de la “conditio humana” – ce qui nous met aussi en face de questions d’ordre écologique.

Une thérapie sociale basée sur le dialogue,

une approche flexible et kairologique

Tout cela semble annoncer un changement de paradigme à l’intérieur de l’approche, et il se pourrait bien que l’approche centrée sur la personne se trouve à un tournant. Car, en me référant à la conception de l’homme que l’approche centrée sur la personne sous-tend, je m’aperçois que nous avons besoin d’une évolution vers une approche réellement sociale et basée sur le dialogue (également en psychothérapie); c’est ce que je peux déduire de la position anthropologique de Kirkegaard, de Buber, mais avant tout de Lévinas.

Si l’Approche centrée sur la personne réussit à dépasser la vue traditionnelle de l’homme comme individu et celle du groupe comme centrée sur l’individu, à supporter la tension engendrée par la perception de la personne comme “personne unique dans un groupe” et à établir l’équilibre entre relation et indépendance, ainsi que nous l‘observons dans les groupes de rencontre en tant que lieux d‘apprentissage de la solidarité et de l’autonomie, alors une évolution significative à deux niveaux devient possible:

D’une part, si le changement du paradigme, passant de la centration sur la personne au relationnel est pris au sérieux (ce qui serait quasiment une continuation de l’anthropologie de Buber), alors la rencontre entre personnes devient le point central pour la relation centrée. D’autre part, le pas esquissé par l’éthique anthropologique qui passe de l’individu à la personne, de la relation à la rencontre, de la relation centrée sur la personne en tant que relation je-tu à une relation plutôt axée sur le nous, nous mène finalement à une thérapie sociale. Alors le “je” ne se trouve plus en face d’un “tu”, mais devient plutôt réponse à un “nous”.

A ce moment-là, l’Approche centrée sur la personne deviendrait une approche réellement personnelle, axée sur le dialogue, anthropologique, et la Thérapie centrée sur la personne deviendrait réellement une thérapie basée sur le dialogue, personnelle et anthropologique. Ainsi, la relation centrée sur la personne doit être comprise comme un événement qui donne une grande place à la spontanéité et à la créativité, et dans lequel les deux, le client comme le thérapeute, entrent dans un processus de développement pour aboutir à une relation entre personnes.

De cette manière l’Approche est perçue comme une approche sociale, et la sociothérapie prend sa place à côté de la psychothérapie dans le cadre d’une compréhension thérapeutique globale.

En aucun cas l’approche centrée sur la personne ne doit se développer de manière unilatérale ni ignorer l’individu. Elle vit de la tension entre le “nous” et le “je”, le groupe et la personne, la relationalité et la substantialité, la rencontre et la réflexion sur soi-même. Elle vit également de l’appartenance dialectique, de la relation communicative et de la croissance individuelle. L’important est la compréhension de la personne dans son individualité et dans ses relations. Ce que Carl Rogers a affirmé à la fin de sa vie reste donc inchangé: c’est toujours à la personne que j’accorde le plus d’importance (Rogers 1989d).

Agir de façon centrée sur la personne signifie placer l’action dans la rencontre

Rencontrer un être humain, cela signifie être tenu en éveil par une énigme.” L’expérience de l’autre ressentie comme expérience d’une personne différente représente une dimension fondamentale de l’image de l’homme tel qu’elle est véhiculée dans l’Approche centrée sur la personne; ceci est très éloigné d’une conception unilatérale et individualiste de l’autoactualisation. Etant donné qu’en général, et dans l’Approche centrée sur la personne en particulier, les notions de “rencontre ” et d‘ “encounter” donnent lieu à une multitude d’interprétations, il me semble important de préciser que l’élément essentiel d’une rencontre consiste pour l’homme à se trouver face à une réalité qui le touche et qui l’ébranle. Une rencontre n’est pas une simple expérience, c’est un moment ou deux réalités se heurtent, s’opposent. L’essentiel d’une rencontre n’est pas la compréhension subjective et idéaliste d’une évolution (exclusivement interne), d’une transformation ou d’un processus qui se déroulerait presque automatiquement. Il s’agit plutôt de se trouver face à l’inconnu, à l’autre, à l’étranger, à une nouvelle réalité et d’en être touché. C’est ceci qui constitue la dimension existentielle, inévitable et nécessaire de la rencontre.

Le travail centré sur la personne émerge du heurt de la rencontre et tente de créer l’espace nécessaire pour que celle-ci puisse avoir lieu. Il s’agit d’une manière de procéder qui doit se comprendre en partant de l’autre (ce qui, dans ce sens, est tout à fait “centré sur le client”); ceci résulte de l’évidence de l’existence humaine, qui s’expose à la rencontre, et qui en est issue. Seul celui qui s’expose à cet autre, quel qu’il soit, peut établir un dialogue, ou plutôt est appelé à en établir un.

La rencontre (autant celle avec un phénomène que celle avec une personne), détermine l’action concrète. Il ne s’agit donc pas d’appliquer aveuglément les principes développés ci-dessus, mais d’adopter une attitude kairologique, de s’engager à chaque moment du présent dans de nouvelles expériences et d’y répondre de manière authentique, de se mouvoir sans cesse dans une culture de la rencontre.

Nécessité d’un consensus par delà les différentes approches

Une telle évolution de notre approche – qui ne rend en aucun cas superflue une formation théorique et pratique soigneuse; au contraire, ce n’est qu’avec une formation adéquate et de bon niveau que nous pouvons gérer des situations difficiles en tant que personne : une telle évolution nous permettrait d’avancer d’un pas dans le sens des intentions de Carl Rogers, en direction d’une recherche d’orientation de base, tout en veillant à ne pas trahir ce qui constitue le fondement de notre essence même.

Il s’agit d’un consensus de base par delà toutes les différentes approches et écoles attribuant une grande importance au dialogue en thérapie et en travail de groupe, parce qu’en accomplissant un changement de paradigme (du traitement, des soins et des conseils vers la rencontre), elles ont transcendé les modèles thérapeutiques, autant ceux qui s’orientent dans une approche individuelle que ceux provenant exclusivement de l’approche systémique. Ayant accompli ce pas, il ne s’agit plus d’écoles différentes, mais de comprendre la thérapie et le de travail de groupe comme un dialogue et d’avoir une pratique en conséquent. Ou bien, formulé de manière plus provocante: l’Approche centrée sur la personne doit viser à devenir superflue, tout comme doit le faire un bon thérapeute. Pour atteindre ce but, nous avons encore beaucoup à faire.

Rencontrer un homme veut dire être tenu en éveil par une énigme“. En me référant encore une fois à la métaphore du début, j’aimerais terminer en disant que ce seront ces hommes-là, éveillés et empathiques envers eux-mêmes et envers les autres, qui feront paraître l’Approche centrée sur la personne comme un bateau sur lequel des taches de rouille sont apparues au cours du temps, qui quitte le havre paisible dans lequel il a eu droit à toutes les considérations et à tous les honneurs, le vent en poupe, pour un nouveau voyage.

Traduction de l’allemand au français : Dinah Favarger

Références bibliographiques

Nombreuses références ont disparu de l’article original ou sont en allemand. Nous mentionnons les principales:

  • Rogers, C. (1970a). Les groupes de rencontre.
  • Rogers, C. (1980a). A way of being. Non traduit en français.
  • Rogers & Wood (1974). The changing theory of client-centered therapy. in : Burton, Operational theories of personnality. NY.
  • Thorne, Brain, Lambers (1998a). On becoming a person centered approach. A person centered understanding of the person. In: Person centered Therapy, European Perspectives, London, Sage.
  • Wood, John (1994a). A rehearsal for understanding the phenomenon of group. In : Person-centered Journal 1-3 (1994), pp. 18-32

Notes:

1- Entre-temps, a été créé en 1997 à Lisbonne l’Association mondiale pour les thérapies centrées sur la personne et expérientielles (WAPCEPC) basée sur les mêmes principes. Visiter le site du WAPCEPC.

L’auteur:

Qui est Peter F. Schmid ?

Peter F. Schmid, ancien étudiant de Rogers, a été l’un des pionniers de l’ACP en Europe. Chercheur en psychothérapie, psychothérapeute centré sur la personne, théologien pratique, psychologue pastoral, formateur et auteur de nombreux articles et de pièces de théâtre, il est devenu l’une des grandes figures internationales de l’Approche centrée sur la personne. Dans son pays d’origine, l’Autriche, il a fondé une formation en psychothérapie centrée sur la personne en 1969. Il a participé à la fondation de l’association mondiale de l’ACP, le WAPCEPC et de l’association européenne, le PCE Europe. Également co-fondateur et co-éditeur de la revue internationale : Person-Centered and Experiential Psychotherapies.

En 2009, il reçu le prix Carl Rogers de l’American Psychological Association (APA) pour ses « contributions exceptionnelles à la théorie et à la pratique de la psychologie humaniste ». Il est mort dans un accident de voiture en 2020.