Résumé
Rollo May est l’un des fondateurs du courant de la psychologie humaniste-existentielle aux côtés de Carl Rogers et d’autres. Dans cet interview en deux parties, il montre la spécificité et l’originalité de la psychothérapie humaniste dans un monde plein de « gadgets » et de « techniques ». Il réfléchit aussi sur sa propre pratique. (17 pages). 

NB : La publication de cet entretien de Rollo May est possible grâce à l’aimable autorisation de Nicolas Depetris Pearl qui en a assuré la traduction de l’anglais au français et publié initialement sur le blog de Approche PEARL.

 
Rollo May et la spécificité de la psychothérapie humaniste

Rollo May

INTERVIEW DE ROLLO MAY

La spécificité de la psychothérapie humaniste

 

Rollo May interviewé par Kirk Schneider, John Galvin et Ilene Serlin.

Kirk Schneider : Au nom de mes collègues et de moi-même, je voudrais exprimer ma sincère gratitude au Dr May pour sa participation à cette interview, et je voudrais commencer tout de suite. La première question que je voudrais vous poser, Dr May, est à la lumière de vos contributions importantes à la psychothérapie existentielle et à la psychologie, que pensez-vous de la direction actuelle et future de psychothérapie ?

Rollo May : Eh bien, je pense que la psychothérapie fait face à une crise très profonde. Je pense que l’enseignement des pères fondateurs – Freud et Jung et Rank et Adler – a été presque complètement perdu dans cette crise.

En fait, le problème est que la psychothérapie devient de plus en plus un système de gadgets. Les jeunes thérapeutes ont une manière étrange de pratiquer la thérapie. Ils apprennent sur quels boutons particuliers appuyer. On leur enseigne diverses techniques leur permettant supposément de guérir tel ou tel symptôme isolé. Et ce n’était pas du tout le but, de Freud et Jung et du reste des très grands hommes qui ont été les pionniers de notre domaine. Leur but était de rendre l’inconscient conscient. Et c’est une grande différence avec ce qui se produit aujourd’hui dans la majorité des thérapies.

De nos jours, l’approche « technique » des trucs et astuces mène à un ennui général, et la raison pour laquelle il y a tellement de nouveaux systèmes en psychothérapie qui surgissent, que chaque fois que vous vous retournez, il y a un nouveau système : il existe dorénavant 300 ou 400 types de thérapie de ce genre. La raison pour laquelle cela se produit est simplement que les gens s’ennuient. Les thérapeutes s’ennuient et ils doivent trouver de nouveaux gadgets afin de rendre la pratique amusante ou stimulante au moins pour eux.

En réalité, ils s’ennuient parce qu’ils s’occupent des petits problèmes de la vie. Ils rafistolent une personne et la renvoie dans le grand bain à nouveau. Je ne considère pas cela comme une vraie thérapie. Une thérapie qui est importante, à mon sens, est une thérapie qui agrandit une personne, qui rend l’inconscient conscient. Elle élargit notre vision, élargit notre expérience, nous rend plus sensibles, elle élargit nos capacités intellectuelles ainsi que d’autres capacités.

C’était ce que Freud avait l’intention de faire. C’est ce que Jung a essayé de faire. C’est ce qu’Adler et Rank ont ​​fait. Ces gens n’ont jamais parlé de ces gadgets que sont les « techniques » thérapeutiques. Cela ne les intéressait tout simplement pas. Ce qui les intéressait, c’était de faire émerger une nouvelle personne. Vous voyez, de nouvelles possibilités se présentent dans la rencontre thérapeutique, et c’est comme ça que la personne change. Sinon, vous ne changez que la façon dont elle se comporte, seulement la façon dont elle aborde tel ou tel problème ou incident. Mais un nouveau problème va venir dans les 6 mois qui suivent et la personne sera de retour pour une autre soi-disant thérapie.

Schneider : Pensez-vous que la direction future de la thérapie est cette voie qui consiste à « rafistoler » les gens ?

Rollo May : Eh bien, c’est le grand problème. Je pense en premier lieu, l’approche gadget est dangereuse. Parce qu’elle fait de la thérapie la créatrice de nouveaux soi et isole la personne de la société. Robert Bellah a beaucoup à dire à ce sujet, à ce sujet dans son dernier livre, « Habits of the Heart », dans lequel il explique que la psychothérapie est du côté de la décadence. Et William Alanson White a dit un jour que les gens qui sont maintenant les ennemis de l’humanité pourraient bien être en fait un groupe de thérapeutes proclamant leur bienveillance et assurant qu’ils font ce qu’ils font par ce que c’est bon pour vous.
Mais pourquoi dire que la psychothérapie est du côté de la destruction de notre future société comme le dit Bellah à longueur de texte ? Cela veut dire que la grande importance accordée à la vision d’un soi coupé du monde, à son individualité, à son égo est dangereux. Il n’y a aucune compréhension du monde dans lequel la personne se trouve. Je veux être libre : je quitte ma famille. Je laisse ma femme. Je quitte mon mari. Je laisse mes enfants. Tout cela a à voir avec – comme le croit Bellah et je pense qu’il a raison – avec les formes actuelles de psychothérapie qui sont des gadgets.

Tous les livres dont vous entendez parler et qui nous explique la recette pour parvenir à être ceci, ou la manière de se débarrasser de cela, ou comment développer plus de je ne sais quoi, … tout cela est du côté des gadgets, si je peux les appeler ainsi. Et la grande mission de Freud, le grand objectif des esprits brillants qui ont initié le mouvement de la psychothérapie est tout à fait différent de cela.

Schneider : Reformuler ceci en termes d’«ajustement versus rationalisation» refléterait-elle ce que vous dites ?

Rollo May : Eh bien, je ne sais pas s’il y a un mot qui permet de reformuler cette idée. Non, pas vraiment, la vraie distinction est entre les gadgets externes et les capacités internes, la sensibilité, la façon de voir la vie. Maintenant, je pense que c’est cela l’existentialisme parce que les existentialistes ont toujours été pour l’homme dans le monde utilisant ses propres capacités. C’est une façon de considérer la personne tout entière, l’être humain en tant que totalité indissociable du monde dans lequel il vit.

Vous n’avez donc pas besoin d’un tas de gadgets et d’outils quand quelqu’un vient vous voir. Une personne n’est pas une machine. Ce qu’elle est, c’est un être humain qui ne parvient pas à vivre sa vie. Et cela peut être un problème qui peut prendre des formes assez variées, mais c’est un problème très profond. Et c’est parce que le problème est profond et complexe que les existentialistes l’ont étudié. Vous voyez, c’est étonnant, la question que vous m’avez posée me plonge directement dans le sens de l’existentialisme.

John Galvin : Dans un sens, vous demandez aux thérapeutes actuels de renoncer à ces gadgets, techniques, protocoles, outils etc. Mais beaucoup d’entre eux craignent que s’ils abandonnent tout cela ils ne sauront plus quoi faire lorsqu’ils sont avec un client.

May : D’accord. Revenons en arrière pour apprendre à ces gens là quelque chose sur la vraie thérapie. Vous voyez, c’est exactement le problème : vous enlevez les gadgets, ils pensent qu’ils n’ont plus rien à faire.

Cela signifie en premier lieu qu’ils sont assez mal formés. J’ai un séminaire pour thérapeutes diplômés et je me rends souvent compte qu’ils ont besoin d’en apprendre beaucoup plus sur les classiques. Ils ont besoin d’apprendre comment les êtres humains, philosophes et thérapeutes, ont, à travers les âges, répondu à leur anxiété et ont formulé leurs idées, leurs perspectives.

La manière dont une personne se relie au fait d’être humain, c’est à dire dans un corps, dans un monde physique, mais aussi dans un monde social et dans un contexte historique et idéologique très important, et cela est laissé de côté dans la formation psychologique. (…) Les étudiants à qui j’ai affaire dans mon cours à San-Francisco sont des gens très bien formés et très bien intentionnés, et ils évoquent des cas pendant les six ou huit mois où nous travaillons ensemble, mais pas un seul d’entre eux n’évoque la manière dont la personne se relie au fait d’être en vie ou au contenu de ses rêves. Ils ne sont pas là pour se préoccuper de ce que signifie être humain ou de l’inconscient. Ils pensent qu’ils sont là pour utiliser des techniques qu’ils ont apprises. Voilà le genre de personnes qui s’ennuient beaucoup après deux ou trois ans de pratique. 

Schneider : Pourriez-vous en dire un peu plus sur l’inconscient du point de vue existentiel ? Nous connaissons la version freudienne de l’inconscient.

May : Eh bien, je pense que l’inconscient doit être compris comme les confins les plus éloignés de la conscience. La conscience ne commence qu’au moment où l’inconscient commence également. C’est entre la première année de l’enfant et la deuxième année. C’est à ce moment que vous devenez timide. C’est là que vous pouvez mentir, comme l’a dit Sartre : « Le mensonge est un comportement de transcendance. »

L’inconscient est simplement l’expansion du contenu de notre expérience humaine que nous entrapercevons dans nos rêveries, dans nos rêves, mais aussi dans nos aspirations et dans les mythes. Le mythe est une autre voie royale vers l’inconscient. Et le mythe d’abord et avant tout un moyen de donner un sens à cette vie qui apparaît insensée à la plupart des gens et qui doivent pourtant la vivre. A travers la dotation de sens, de nouvelles choses surgissent : de nouvelles idées, de nouvelles prises de consciences, de nouvelles orientations pour la vie. Et ces « nouvelles choses » sont des expressions du subconscient je dirais, et tôt ou tard de l’inconscient.

Galvin : Il semble que la plupart des gens recherchent une thérapie qui ne leur en demandera pas trop.

May : Oui, je sais. Ce sont exactement les gens avec qui je ne travaille jamais.

Galvin : À bien des égards, nous devrions demander davantage à nos patients.

May : Certainement. La vie est en jeu. C’est ainsi que Freud l’a vu. C’est certainement la façon dont Jung l’a vu. La vie de cette personne est en jeu. Pouvez-vous élargir cet être humain? Pouvez-vous l’élargir pour qu’il puisse ensuite sortir dans le monde, peut-être même pas avec son problème résolu, mais avec une nouvelle façon d’aborder ses problèmes ? Et cette nouvelle façon de les aborder sera, espérons-le, une manière qui l’élargit ou des manières de trouver une nouvelle valeur à la vie, de nouvelles sensibilités de sa part. Rendre la vie infiniment plus intéressante pour lui : je pense que c’est vraiment ça la thérapie.

Schneider : La thérapie est donc une éducation.

May : Eh bien, l’éducation est un bon terme pour cela, mais je pense que c’est plus une rééducation. Il s’agit de pouvoir faire ce qui devrait venir naturellement.

Notre ère est l’ère de la thérapie précisément parce que notre société s’est désintégrée. Nous sommes dans une période de transition. Ce qui a fonctionné aux 19e, 18e et 17e siècles ne fonctionne plus. Et cela s’est déjà produit à la Renaissance. Il y eut alors une grande explosion du nombre de thérapies et de thérapeutes. Cela s’est aussi produit au déclin de la civilisation grecque, aux premier et deuxième siècles avant JC. Et là, il y avait aussi une grande explosion de personnes se faisant appeler thérapeutes.

Il n’y avait plus de philosophes. Les salles de conférence des philosophes ressemblaient à des cliniques psychiatriques. Ces philosophes ont devisé sur l’anxiété puis ils ont déterminé comment dormir la nuit quand vos paumes transpirent, comment oser prendre la parole devant une foule de gens… Les philosophes ont élaboré des gadgets. La décadence de la civilisation grecque fut suivie par la décadence du Moyen Âge quand il y avait la sorcellerie et toutes ces choses pseudo-psychologiques qui sont surtout des gadgets qui ne font que révéler à quel point les gens sont anxieux à l’idée de se trouver eux-même.

Désormais, nous sommes à cet âge. Pouvons-nous y survivre, bien sûr, personne ne le sait, mais je pense que ce dont nous parle la thérapie existentielle.

Schneider : Vous dites que la thérapie existentielle consiste en grande partie à aider les gens à être plus en contact avec leurs aspects naturels, les éléments naturels.

May : Leurs capacités naturelles.

Schneider : Capacités naturelles, OK. Pouvez-vous nous décrire un peu ce à quoi cela pourrait ressembler une personne qui est en contact avec ses capacités naturelles ?

May : Eh bien, je pourrais nous montrer tous les trois (NDT : May, Schneider et Galvin).

Schneider : Vous pourriez, mais vous mentiriez en le faisant !

May : Oui, donc je ne dirai pas ça. Ce dont je parle, c’est de trouver de nouveaux talents, de découvrir de nouvelles sensibilités, la capacité d’aimer, d’élargir sa capacité à aimer la vie.

Il ne s’agit pas de se demander « quel est le truc qui fera en sorte que ma petite amie m’accorde plus d’attention », ce qui est souvent la façon dont les thérapeutes parlent. Ce n’est pas du tout ça . La question c’est : « comment puis-je élargir ma sensibilité, ma capacité à aimer, ma capacité à ressentir et même à penser ? ». Vous voyez, penser est très amusant si vous savez comment le faire ou si vous pouvez vous mettre en position de le faire. Toutes ces choses sont ce dont se préoccupe la thérapie.

Le fait que quelqu’un s’entende ou non avec son petit ami, vous voyez, je ne pense pas que cela rentre dans le champ de ce qu’est la thérapie. Le risque est de ne pas comprendre que le problème est simplement de l’effet de bord d’un gadget particulier, d’une technique relationnelle, que la personne a figée et qui ne fonctionne plus. En gros, il s’agit des conséquences d’une mauvaise éducation pour ce patient particulier, je dirais, ou un client comme Rogers dirait. Si on ne comprend pas ça, on va simplement réparer la technique ou en trouver une nouvelle, mais on ne va pas s’interroger sur la manière d’être en relation de la personne, on va juste la rafistoler.

Galvin : Donc, dans le processus de thérapie existentielle, l’un des objectifs serait d’aider une personne à se poser certaines de ces questions plus fondamentales sur la vie ?

May : Oui. C’est pourquoi j’ai écrit cet article sur le voyage du thérapeute en enfer. Vous l’avez probablement vu et lu. Et c’était à propos de Dante et de son entrée en enfer. Virgile est venu le guider quand Dante avait peur d’aller en enfer parce qu’il devait y aller. Et puis Virgile était là pour souligner le sens – le sens de cette personne ici en enfer, cette personne ici.

Chaque thérapeute doit aller en enfer, l’enfer de son patient, l’enfer de la vie, disons. L’alcool, les alcooliques, l’enfer de la vie est certainement très présent. Dans cet enfer, vous trouvez beaucoup de choses que vous ne comprenez pas qui surgissent dans les rêves, disons, qui surgissent dans les mythes, dans les légendes que nous entretenons à propos de nous-même et du monde.

Vous voyez, dans la plupart des psychothérapies de nos jours, les mythes ne sont jamais mentionnés. Une fois les mythes disparus, les rêves disparaîtront et bientôt nous deviendrons un groupe de personnes techniciennes qui tourneront simplement les soupapes, déplaceront des leviers et agiront les uns sur les autres comme des robots. Ce sera, cela nous fera devenir, et je pense que nous jouerons ce rôle si nous sommes ce type de thérapeute, « les ennemis de la société moderne, qui d’une voix douce, font ce qu’ils font pour vous aider » Vous voyez, je cite à nouveau Alanson White.

Galvin : L’une des idées de votre œuvre, j’y pense souvent, c’est que l’anxiété est la chose qui amène une personne à la thérapie, mais c’est aussi la chose même qui empêche la personne d’entrer vraiment en thérapie.

May : Excellent

Galvin : Une situation très paradoxale… J’ai l’impression que nous, dans notre société moderne, nous trouvons constamment confrontés à l’anxiété, mais il nous est très difficile d’utiliser l’anxiété de manière fructueuse pour promouvoir la croissance.

May : Eh bien, c’est le secret de la façon de faire face à l’anxiété. Comme l’a dit Kierkegaard, « L’anxiété est notre meilleur professeur. Si vous n’avez pas du tout d’anxiété, vous êtes en très mauvaise posture. »

Je pense que la suppression de l’anxiété ne devrait pas être un objectif de thérapie. Vous voyez, de nombreux thérapeutes tentent d’atténuer l’anxiété d’un patient. Mais je ne le fais jamais, à moins que la personne ne soit si sévèrement atteinte qu’elle ne puisse plus penser, dire, parler etc. Dans ces cas uniquement je le fais, bien sûr. Mais pour moi, l’anxiété est la thérapie « naturelle » de la vie, elle est un aspect précieux de l’enseignement auquel la vie nous soumet parce que c’est elle qui nous révèle que l’initiative de changer est de notre responsabilité.

En conséquence, je pense que l’anxiété fait partie de toute thérapie. Si elle n’est pas présente en thérapie, c’est qu’on n’est pas en thérapie.

Schneider : Pourquoi pensez-vous qu’il existe une telle résistance contre l’enseignement de la philosophie existentielle en psychologie dans les cursus classique de psychologie et de psychothérapie ?

May : Eh bien, comme je vous le disais il y a quelques instants, je pense que la résistance est beaucoup moins présente qu’auparavant. Quand j’ai été connu en tant qu’existentialiste, en 1959 lorsque le livre « Existence » a été publié, tous les thérapeutes et la plupart des professeurs du pays pensaient :  » Quelle horreur !  » Et mes amis qui étaient professeurs ont dit : «Écoute, Rollo, tu ferais mieux de laisser tomber ça rapidement.» Mais je ne l’ai pas abandonné et depuis lors, il y a eu une croissance régulière de personnes intéressées par la psychothérapie existentielle et par l’existentialisme lui-même.
Vous voyez, toute la culture s’intéresse de plus en plus à l’œuvre de Sartre et est de plus en plus soucieuse de l’aspect philosophique et littéraire de l’existentialisme. L’existentialisme était une critique de toute notre culture parce que comme Sartre et Camus le disent, notre culture est devenue un enfer, flasque et sans âme.

Notre culture ne donne aucun sens à la vie humaine et donner du sens à une vie qui n’en n’a pas est pourtant ce que nous devons faire. C’est l’idée, qui provient à l’origine de Nietzsche (qui était un très bon existentialiste) est résumée par la maxime : « Dieu est mort ». Ce que Nietzsche voulait dire par là, c’est que notre capacité à apprécier Dieu était ce qui était mort. La société moderne était vide, et ce qu’il faut, c’est faire face à cette négation pour que quelque chose de constructif, quelque chose de positif grandisse comme une plante.

Maintenant, c’est très difficile et c’est pourquoi la psychothérapie existentielle a mis beaucoup de temps à se développer, mais il y a de plus en plus d’endroits où elle est maintenant lue et enseignée. Et je ne suis plus un tabou, et je n’ai aucun doute que l’avenir est du côté de ceux qui croient en l’être humain. Et le thérapeute technicien, évidemment, ne le fait pas.

Ilene Serlin : Je m’interroge sur l’articulation de la trajectoire que prend la psychothérapie avec celle que prend l’économie du système de santé. De plus en plus, il est question d‘aller au plus rapide avec la méthode la plus efficace pour que les mutuelles et les assurances aient moins de remboursement de frais à opérer. Comment cela affecte à la fois le travail que nous faisons, la situation de l’emploi, le genre de concurrence avec les autres professions et comment nous trouvons une place dans tout cela. Qu’en pensez-vous?

May : Eh bien, je pense que cela brouille le tableau dans son ensemble, mais il me semble que le problème est de savoir ce que devient la thérapie, ce dont nous parlions plus tôt : principalement, beaucoup de technique. Et la pression du système de remboursement ne fait qu’accroitre le phénomène.

J’ai un ami qui a été un de mes patients pendant un certain temps. C’était un très bon thérapeute, je pense. Il était dans l’une des grandes cliniques de Californie, et il l’appelle le McDonald’s de la thérapie. La thérapie devient comme un tas d’endroits où vous pouvez obtenir de la restauration rapide. Et je pense que c’est assez intéressant, que le hamburger que vous pouvez consommer en 15 minutes soit parallèle à ce que vous obtenez dans beaucoup de ces cliniques.

Je pense que la thérapie existentielle est quelque chose de radicalement différent. Ses objectifs sont différents. Comme nous le disions plus tôt, le but n’est pas de rafistoler la personne. Les objectifs sont d’ouvrir la personne. Les objectifs sont d’aider cette personne à devenir plus sensible à la vie, à la beauté. Maintenant, cela semble un peu sentimental, je sais, mais c’est une chose très sérieuse dont nous avons besoin. Comme l’a dit Freud, aimer et travailler, ce sont les deux choses qu’il espère voir s’éveiller chez les gens. Et ça, c’est une chose très différente du fait de leur donner un truc ou une astuce qui leur permette de rendre le petit ami plus fidèle ou plus attentif à ses besoins !

Galvin : Je pense que de nombreux thérapeutes, après avoir travaillé pendant un certain temps, s’ennuient, comme vous l’avez dit. Et ils commencent à en chercher plus. Je soupçonne que l’expérience de vie de l’individu a beaucoup à voir avec l’orientation de son travail thérapeutique. A ce stade, vous avez vécu une vie longue et active. Pouvez-vous partager avec nous certains des événements cruciaux de votre vie qui vous ont ouvert et aidé à former votre vision de la thérapie ?

May : Eh bien, au collège, j’ai suivi un cours de psychologie et je n’ai pas beaucoup appris sur les êtres humains bien que j’aie beaucoup appris sur les pigeons et les chiens. J’ai donc abandonné le tout et je me suis spécialisé en littérature anglaise.

Ensuite, je suis allé en Grèce pour enseigner. Et là-bas dans ma deuxième année, la vie était très solitaire et il n’y avait pas beaucoup d’Américains autour qui parlaient anglais. J’ai donc eu ce qu’on appelle un épuisement nerveux. J’ai dû passer quelques semaines au lit avant d’avoir assez d’énergie pour continuer à enseigner. Et j’ai découvert quand j’étais dans ce lit que j’avais vraiment vécu jusque-là un mauvais genre de vie, que je devais faire quelque chose pour moi.

L’été suivant, je suis allé au séminaire d’Alfred Adler à Vienne et là j’ai appris ce que la psychothérapie pouvait vraiment être. Cela m’a profondément changé et a ouvert beaucoup de nouvelles possibilités dans ma vie.

Et puis, quand je suis revenu dans ce pays – je suis retourné en Grèce pour une autre année et puis je suis revenu en Amérique – j’ai constaté que personne en Amérique ne savait grand-chose sur la psychothérapie. Il n’y avait aucun cours enseigné sur Freud ou Jung ou Adler ou Rank. Même les professeurs n’en avaient jamais entendu parler, sauf, disons, Freud et Jung. Et cela remonte au milieu des années 1930. Et on m’a ensuite demandé de parler ici, là et ailleurs simplement. Les gens avaient envie d’entendre parler des vrais thérapeutes qui vivaient à Vienne et en Suisse et il se trouve que j’en connaissais pas mal sur ces gens.

En ce qui concerne mon parcours académique, j’ai un profil atypique, un profil de rebelle. J’ai obtenu un doctorat, mais je me suis retrouvé à chaque moment de mes études en désaccord avec la psychologie telle qu’elle était alors enseignée. Heureusement, j’ai eu la chance de rencontrer deux très bons psychologues : Kleinberg à Columbia, Paul Tillich à l’Union Seminairy. Tillich était un théologien mais c’était surtout un merveilleux existentialiste.
Et c’est avec Kleinberg et Tillich que j’ai appris qu’en fait la psychothérapie telle qu’elle était principalement à l’époque – c’était au début des années 40 – était la vraie thérapie parce qu’elle n’avait rien à voir avec les gadgets mais concernait toute la vie de la personne. Il s’agissait de devenir, de se retrouver. Trouver des ouvertures en soi pour les autres : s’ouvrir à la créativité, à la beauté et je voulais dire il y a quelques minutes que l’une des choses que j’avais exclue de ma vie, c’était mon envie de peindre. Je suis un très bon artiste, et j’avais mis tout ça de côté pensant que ce n’était pas pertinent. J’ai réalisé plus tard que ce n’était pas sans importance. Cela fait partie de l’ouverture à notre expérience humaine. Et la beauté est notre principale façon de comprendre l’harmonie, notre façon de comprendre les bénédictions de la vie.

Maintenant, cela a toujours fait de moi un rebelle. En ce moment, j’ai un ami qui écrit une biographie de moi et il pense l’appeler The Gentle Rebel. J’ai toujours été un rebelle. Eh bien, permettez-moi de me présenter, peut-être dans un langage plus acceptable, comme un pionnier.

Voilà, c’est ma nature. Je me battais un peu, mais je ne le fais plus. Et la bonne chose à ce sujet est que je trouve le monde de la psychologie de plus en plus d’accord avec mes idées, devenant de plus en plus ce pour quoi je me suis battu à l’origine. Malheureusement, la psychothérapie, cependant, est devenue de plus en plus le domaine des techniques et de la « rectification » des personnes visant à les rendre conforme à l’attendu social avant de les renvoyer dans l’arène.

Serlin : Comment voyez-vous la formation des psychothérapeutes de nos jours ? On dirait que vous parlez d’une formation qui comprend la lecture de la littérature, une sensibilisation au monde des arts et une éducation à la culture générale.

May : Eh bien, certainement. Je me souviens d’Eric Fromm qui a été mon thérapeute pendant une partie de mon expérience de la thérapie. Eric Fromm disait que les meilleurs thérapeutes de New York sont les chauffeurs de taxi. Ils n’ont reçu aucune formation et pourtant la majorité d’entre eux ont une grande capacité à entendre les idées, les opinions et les problèmes des autres.

Je pense que la standardisation de l’enseignement de la psychothérapie est une grande erreur. Je pense que le contenu des standardisations est généralement la technique par laquelle on apprend, non pas à comprendre les autres mais plutôt à dire ce qu’il faut leur dire.

J’ai vu un bon exemple de cela dans une question posée lors d’un examen. Il s’agissait d’un texte qui relatait la narration d’un patient mais pas les déclarations du thérapeute. Après chaque paragraphe, il fallait dire ce que le thérapeute devait répondre ! Je considère que standardiser les interventions nuit au thérapeute, et je considère également que cela ne peut déboucher que sur de très mauvaises thérapies.

Maintenant ce que nous devons faire, et je pense que cela apparaît dans toutes sortes de livres dans notre culture dorénavant, c’est nous révolter contre ce genre d’enseignements qui font que notre société se désagrège. La raison pour laquelle elle se désintègre est que nous avons maintenant perdu le contact avec les richesses du passé. Nous avons perdu le contact avec la littérature. Nous avons perdu le contact avec la façon dont les êtres humains des âges précédents ont vécu avec leur anxiété, la façon dont ces personnes trouvaient le sens de leur vie. Plus personne n’ose poser la question : « quel est le sens de la vie ? ». Les gens ont peur de ne pas obtenir de réponse, et je crains qu’effectivement, ceux qui la posent restent sans aide et sans réponse.

Mais je ne suis pas pessimiste quant à l’avenir. Certes, cela devient de plus en plus standardisé, mais il y a de plus en plus de gens qui deviennent psychothérapeutes et qui n’acceptent pas ce paradigme. Et je dois dire que je suis dans leur camp.

Au début des années 1950, dans la ville de New York et dans l’État de New York, j’ai été un des leaders de ce qui était une vraie guerre contre les médecins. Nous n’étions que six ou huit thérapeutes à New York même, et il y en avait peut-être le même nombre dans l’État. Et pourtant cette guerre contre l’association américaine de médecine (NDT : pour séparer la médecine et la psychothérapie), nous l’avons gagné.

Nous l’avons gagné parce que la vaste majorité des gens se sont rendu compte que nous avions quelque chose à offrir qui n’était pas la prescription technique habituelle, mais plutôt une écoute des êtres humains qui était plus efficace que la formation standardisée.

Serlin : Ne s’agit-il pas plutôt de rester quelque peu en contact avec l’establishment pour avoir un certain impact sur lui et le faire évoluer ?

May : Pourquoi souhaitez-vous rester au sein de l’establishment et de sa tradition académique ?

Serlin : C’est une bonne question. Une question sérieuse.

May : Bien sûr, vous devez réussir votre examen de conscience afin de ne pas souffrir d’un sentiment d’imposture ou de trop d’anxiété, mais vous pouvez le faire sans recourir au système classique. Je suis pour écouter ses propres intuitions, sa propre conscience, sa propre relation avec le patient. Je suis pour mettre l’accent sur ces choses plutôt que sur ce que nous serions censés répondre lorsque le patient dit telle ou telle chose.


Partie 2 :
Le style thérapeutique de Rollo May

Schneider : Que dites-vous aux patients qui ont peur d’entrer en contact avec leurs profondeurs et de découvrir qui ils sont ?

May : C’est leur mission. Et cela arrive très souvent, c’est là où réside leur problème. Généralement, les gens fournissent une description de leur problème qui ressemble à : « je n’arrive pas à conserver un travail » ou « je me sens seul » ou bien encore « je ne parviens pas à tomber amoureux ». En fait, ce qu’ils décrivent est juste le symptôme qui résulte de leur manque de sensibilité à eux-mêmes. Je pense que ce sont exactement ces personnes qui ont besoin d’aller plus profondément dans leur enfer.

Schneider : Vous êtes donc assez convaincant pour les aider à réaliser cela ?

May : Pas convaincant.

Schneider : Fort.

May : Je m’efforce d’être franc et clair. Quand ils viennent pour la première fois, je veux m’assurer dès la première séance de la raison de leur présence. S’ils sont là pour surmonter un problème particulier, je les adresse à quelqu’un d’autre. Mais s’ils sont plutôt là pour découvrir, pour se découvrir, pour trouver les possibilités que la vie leur offre, alors là, ok, je les accompagne.

Si les personnes ont envie de s’ouvrir à l’existence mais que cela apporte trop d’anxiété, alors tant mieux. Il y a beaucoup de gens qui peuvent les « réparer », les rendre « fonctionnels » à nouveau, les libérer temporairement de leur anxiété, mais les patients qui suivent cette voie auront besoin d’un nouveau patch régulièrement, ou ils continueront la thérapie toute leur vie, ce qui est une grave erreur. Les symptômes reviennent parce que le bricolage opéré en séance et qui consiste à faire disparaître l’anxiété équivaut à de ne jamais vraiment résoudre les problèmes.

Schneider : C’est une grosse erreur parce que vous sentez que les personnes traînent quelque chose qui devrait être mobilisé beaucoup plus rapidement ?

May : Oui.

Schneider : Ou avec plus d’intensité ?

May : Les thérapeutes ont peur de s’attaquer aux vrais problèmes (NDT : les enjeux existentiels). Je dis souvent ceci à mes patients quand ils ont hâte que je mette fin à la thérapie: « Je suis très heureux de travailler avec vous tant que vous trouvez cela vraiment productif. »

Serlin : Vous n’utilisez pas des concepts comme celui de « la résistance », par exemple, s’ils ont peur et ne veulent pas revenir. Vous ne pensez pas en ces termes, n’est-ce pas ?

May : En aucun cas, avec un patient. Non non. Je sais ce que Freud a dit et je pense que c’est extrêmement important. Je n’utilise jamais un tel mot avec les patients.

Serlin : Et si un patient dit vraiment : « Je suis allé assez loin» ou « j’ai peur. Maintenant, je voudrais arrêter », vous respecteriez cela ?

May : Eh bien, s’il dit qu’il a peur, alors c’est évidemment une chose sur laquelle nous devons travailler. Mais d’après mon expérience, si les gens veulent arrêter, ils ne disent pas ce genre de choses. Ils disent : « Je vais bien, point final.»

Serlin : Vous n’éprouvez pas le besoin d’utiliser des concepts comme le transfert ou …

May : Je les utilise beaucoup avec moi-même et beaucoup dans ma pensée. Je ne les utilise pas avec les patients. Je pense que ces termes techniques éloignent le patient de ce qui se passe réellement en lui-même. S’il commence à utiliser les termes techniques, vous avez au moins perdu cette séance. Je ne pense pas qu’ils devraient être utilisés par le thérapeute ou le patient.

Galvin : Donc, presque tout ce qui se passe est important dans l’échange thérapeutique et vous résistez à l’idée de limiter la thérapie à la résolution d’un problème spécifique comme c’est pourtant, semble-t-il, la tendance de la plupart des approches thérapeutiques de nos jours… Alors que les thérapeutes disent qu’il faut se concentrer sur un problème particulier, vous semblez au contraire prendre du recul et regarder la place que ce problème occupe dans le monde de la personne…

May : C’est ça, sauf que je ne prends pas du recul, je me penche en avant pour déplier tous les détails.

Galvin : Donc, une grande partie de notre travail consiste en séance à élargir la préoccupation, à ouvrir la plaie, au lieu de la réduire. Prenons, par exemple, le cas de la dépression. De nos jours, une grande partie de la littérature psychothérapique sur le sujet invite le thérapeute à concentrer chaque séance sur un comportement spécifique de la personne afin de l’amener à changer à chaque fois un petit peu. Et pourtant, il semble que la dépression semble augmenter dans nos sociétés occidentales contemporaines…

May : Eh bien, certainement. Oui.

Galvin : Sur quoi vous concentreriez-vous ? Si quelqu’un vient à vous et vous dit : «Je n’ai aucune vitalité. Je ne peux pas dormir. Je n’ai aucun intérêt pour la vie… »

May : Eh bien, la raison pour laquelle ils sont déprimés n’est pas du tout ce qu’ils supposent dans leur déclarations. La raison pour laquelle une personne est déprimée est qu’elle ne parvient pas à s’expériencer elle-même, elle n’arrive pas à percevoir le fait qu’elle est la seule à exister comme elle existe. Je considérerais la dépression comme le symptôme d’une vie qui n’est pas vécue, et notre tâche est d’aider la personne à vivre ses expériences, à conscientiser ce que signifie pour elle « être dans le monde ».

Vous voyez, si une personne vient à moi et dit: « Eh bien, je suis très déprimé », tout d’abord, je ne lui demande pas de se concentrer sur ceci ou cela. Ce que je fais, c’est construire une relation avec elle. Cela fait énormément d’effet sur la dépression. Là, c’est très bon de lire Dante. Dante avait peur, ce qui est probablement un peu similaire à la dépression, et il était seul en enfer. Mais quand Virgil est arrivé, c’était complètement différent. Une fois que vous avez une bonne relation entre vous et un patient ou un client, vous pouvez commencer à vous attaquer aux sources de la dépression.

Je pense que l’empathie est extrêmement importante en psychothérapie. C’est l’un des aspects les plus importants sinon le plus important de la psychothérapie. On pourrait dire que l’empathie est certainement très étroitement liée à la relation et ces choses sont le terrain sur lequel nous travaillons.

Serlin : En parlant de cela, je pourrais imaginer que vous disiez que l’un des objectifs de la thérapie est d’apprendre à vivre avec un cœur ouvert. Utilisez-vous un langage comme ça ? Ou aimer ? Apprendre à aimer plus.

May : Eh bien, je le crois certainement. J’essaie cependant de ne pas utiliser de termes qui pourraient être des gadgets. La notion de cœur aimant, je l’emploie le soir, quand j’écris de la poésie plutôt que lorsque je parle à un patient.

Une personne qui vient en thérapie ne perçoit pas l’existence comme celle d’un coeur aimant. Vous voyez, c’est ça le sujet principal. Elle la voit comme un enfer, comme un monde difficile à vivre. Sa petite amie l’a laissé tomber, son emploi est menacé, et la vie pour lui n’est qu’un enchainement de problèmes qui se succèdent les uns après les autres. Et si vous parlez de cœur aimant à quelqu’un comme semblent le faire les psychologues transpersonnels, il me semble que vous l’aidez à figer ses problèmes, vous lui donnez une autre astuce pour les éviter en rationalisant : « maintenant je suis bienveillant » devient l’alpha et l’oméga qui explique tout et qui permet d’esquiver les vraies questions.

Ceci dit, je pense que la bienveillance envers soi et les autres est une très bonne idée. J’y crois moi-même. Mais ce n’est pas quelque chose que vous pouvez suggérer. Si le patient utilise cette notion, tant mieux, mais je me contenterai d’acquiescer en silence et d’accueillir son propos.

Schneider : Presque comme pour aider le patient à voir sa douleur et donc à s’y plonger plus profondément pour découvrir le sens de cette douleur ?

May : Oui. Oui. C’est ça.

Schneider : Comme un miroir. Vous vouliez poser une question sur l’art ?

Serlin : Eh bien, oui. Je pensais que – je danse et je danse avec les patients, non pas comme une technique mais comme une façon d’être avec eux, les aidant à apprécier d’être à leur manière d’être dans le monde à travers une forme d’art. Utilisez-vous activement – vous avez dit avoir peint – l’un des arts au cours d’une session ou avez-vous des idées à ce sujet ?

May : Non. Je m’en tiens à peu près à la psychothérapie telle qu’elle a été décrite, disons, par Jung et Freud. Mais comme la plupart des thérapeutes, je n’utilise plus les divans, je pense que ce qui compte c’est d’établir une relation humaine. Ceci dit, je pense que l’art peut effectivement produire des effets thérapeutiques et je serais très intéressé par votre thérapie et votre danse. Je peux voir comment ce serait très thérapeutique. La peinture, certainement. C’est elle qui m’a sauvé quand j’étais épuisé nerveusement. Et je peux voir maintenant en quoi elle sauve tout le monde.
Les peintures qui sont ici, dans cette pièce, sont principalement de moi et vous avez le livre dans lequel le …

Schneider : Ma quête de beauté (titre original : My Quest For Beauty.)

May : Oui.

Serlin : Jung a clairement fait comme vous. Lorsqu’il a eu des moments difficiles, il a sculpté et dessiné et …

May : C’est vrai.

Serlin : Il s’en est sorti.

May : Oui. Mais il a probablement sculpté plus lui-même qu’il n’a appris aux patients à sculpter. Mais néanmoins, il est vrai appréciait tous les arts.

Serlin : Pourriez-vous aller jusqu’à dire que cela devrait être, pourrait faire partie de … Lorsque vous décrivez votre propre parcours vers le métier de thérapeute, on entend qu’il ne s’agit pas uniquement de suivre un enseignement académique. Devenir thérapeute, c’est voyager et voir le monde, apprendre des langues, lire de la philosophie, faire de l’art… pour être une personne complète.

May : Eh bien, nous avons un temps limité en psychothérapie et en psychanalyse et quand un patient montre un certain intérêt pour l’art ou la danse ou autre, je dis simplement que je partage cet intérêt. Je n’élabore pas beaucoup. Mes patients m’apportent souvent des habits qu’ils ont tricotés et je les apprécie honnêtement. Je n’essaye pas de dire quelque chose si je ne le ressens pas vraiment.

Mais je pense, en ce qui me concerne, qu’il est préférable de passer mon temps à me mettre au contact de leur moi « masqué ». Vous pourriez peut-être utiliser la danse dans cette optique. Je peux très bien imaginer comment vous pourriez.

Galvin : Je me souviens qu’en lisant votre livre « Amour et Volonté », vous parlez d’essayer d’atteindre, si je me souviens bien, l’intention fondamentale d’une personne envers la vie. Et je me souviens de votre exemple de travail avec un patient où vous accédez à ce besoin très fondamental qu’il finit par formuler : « Je veux que quelqu’un s’occupe de moi, prenne en charge ma vie ». Son problème était qu’il était déprimé, qu’il n’était pas capable d’écrire, qu’il était en panne d’inspiration. Il me semble qu’une partie de ce travail en profondeur consiste à rechercher certaines de nos positions fondamentales par rapport à l’existence. Et c’est très difficile à faire.

May : Oui, mais qui a dit que la thérapie était facile ? La thérapie, faite de cette manière, est un art extrêmement difficile, mais je pense aussi qu’elle est la chose la plus excitante possible pour moi. Bien sûr il est difficile d’atteindre ce niveau d’éclairement de la relation entre un être et un monde, mais je pense que c’est pour cela que l’on est là.

Galvin : Et lorsque vous vous engagez dans un travail avec quelqu’un, vous êtes toujours prêt à aller aussi loin ?

May : Oh oui, par tous les moyens. Vous voyez, c’est là que Virgile nous aide beaucoup. Quand Dante a eu très peur d’aller aux enfers, Virgile était prêt à l’accompagner, il lui a dit : « Je resterai avec toi aussi longtemps que tu auras besoin de moi. »

L’autre jour, j’ai lu quelque chose de Carl Rogers qui, selon moi, est très bon à certains égards au sujet de la thérapie et pas bon à d’autres. Il disait qu’il se jette dans la relation avec toute l’empathie dont il est capable, et il essaie de devenir ce que l’autre est. Et il met de côté tous ses propres préjugés, ses propres humeurs et émotions, et se consacre entièrement à ne faire qu’un avec cette autre personne.

Même si cela a beaucoup de valeur, je pense que c’est trop extrême. Je ne pense pas que l’on puisse devenir un avec une autre personne, mais nous pouvons faire preuve d’empathie de différentes manières. C’est ça la difficulté de la thérapie, mais c’est aussi là que se trouve la grande joie. La grande joie d’aider une autre personne à ne pas être membre d’une société qui s’effondre déjà, mais plutôt à être un être humain capable de se sauver et de sauver cette société.

Schneider : Pour atteindre une certaine proximité et intimité…

May : Oui.

Schneider: …avec lesquelles il devient possible de devenir plus grand que soi…

May : Oui.

Schneider : … pour devenir plus créatif.

May : Oui.

Serlin : Est-ce que l’une des critiques à l’encontre de l’empathie Rogerienne serait que la relation implique aussi de lutter avec une autre personne, une volonté non seulement de de s’harmoniser avec elle mais aussi de s’en différencier…

May : Oui. Le principal problème de Carl Rogers est qu’il oublie le mal. Vous voyez, nous, quand nous allons dans l’enfer de ce patient, nous avons aussi un enfer qui ne peut être laissé de côté. Parfois, le thérapeute est irrité et s’il l’est, je pense qu’il est très important de demander au patient : « Qu’est-ce que vous avez pu dire, que se passe-t-il ici qui me rend soudainement irrité ? ». Mais vous remarquez dans les deux films sur la psychothérapie, le premier « Des gens ordinaires », et l’autre, eh bien, ce film de chevaux…

Serlin & Schneider : [parlant simultanément] Equus.

May : C’est ça, merci ! Dans ces deux films, le thérapeute et le patient doivent se fâcher l’un contre l’autre avant de pouvoir vraiment se faire confiance. Surtout dans « Des gens ordinaires », c’est clair. Ce garçon ne parvenait pas à vraiment faire confiance à cet homme jusqu’à ce qu’il puisse se mettre en colère contre lui et avoir non pas un combat physique mais une véritable lutte pour la vérité. C’est en percevant que l’opposition était permise qu’il a su qu’il pouvait lui faire confiance.

Là où je veux en venir c’est que Rogers laisse tout cela de côté, et même si je suis sûr que l’on ressort d’une séance avec Rogers dans un état de bien-être, je crois aussi que les thérapeutes que Rogers forme font des erreurs grossières en ce qu’on ne leur a jamais appris à gérer leur propre pôle démoniaque.

Serlin : Cela semble un peu théologique. Je pensais à Tillich quand vous avez dit ça. Diriez-vous que c’est une critique de certaines psychologies transpersonnelles, pensez-vous qu’elles sont trop angéliques ?

May : Ce n’est pas théologique, c’est angélique effectivement

Serlin : Ok. Mais cette théologie devrait inclure…

May : Comment voulez-vous avoir un dieu sans diable ?

Serlin : Les gens ont leur côté obscur.

May : Oui, si vous avez un dieu, vous devez certainement avoir un diable. Dieu en un, donc je pense que vous vous en avez-un aussi. Ils laissent complètement le diable dehors. C’est ce qui me met en colère contre la psychothérapie transpersonnelle, c’est qu’elle esquive tous les vrais problèmes et qu’elle valorise simplement un bain angélique dans la lumière dorée du coucher du soleil. Et c’est une dépréciation de tout le sens de la psychothérapie. Vous voyez, ils se hâtent trop, ils plongent trop vite dans le paradis. Mais votre patient ne trouvera pas cela aussi simple.

Galvin : Je me souviens toujours de Freud disant que le but de la thérapie est d’aider le client à échapper aux problèmes inutiles pour faire face aux problèmes nécessaires de la vie.

May : Ce qu’il a dit, c’était qu’il fallait en finir avec la misère névrotique pour se rendre capable de gérer la misère humaine. Il faut lire Freud avec beaucoup de soin, et je pense que ces thérapeutes transpersonnels ne l’ont jamais lu.

Schneider : Qui est un bon candidat pour la thérapie existentielle ? Pouvez-vous en quelque sorte peindre le profil de celui ou de celle qui est un bon candidat ? Ou pensez-vous à cela en termes plus thématiques, comme des types de problèmes spécifiques ?

May : Vous serez différent de moi et nous serons tous différents les uns des autres. Et ce n’est pas seulement normal, c’est nécessaire si nous voulons être de bons thérapeutes. Vous devez être ce que vous trouvez dans vos propres potentialités. Vous y trouverez aussi bien le mal que le bien.

Schneider : Je parlais en fait plutôt du point de vue du patient : quel type de patient serait un bon candidat pour une thérapie existentielle ?

May : Eh bien, je m’assure que cette personne qui vient pour la thérapie s’y engage vraiment. Je pense que la capacité de se confronter, la capacité d’approfondir son expérience, ces choses sont les choses que je recherche chez d’autres êtres humains et donc chez ceux qui veulent entreprendre une psychothérapie. Et aussi, j’aime les artistes. Je me retrouve donc avec pas mal d’artistes et de personnes intéressées par l’art. Mais ça ne définit pas le bon candidat. Le bon candidat est la personne véritablement sérieuse dans sa démarche.

Voilà pourquoi Sullivan, qui était aussi un grand psychiatre, selon moi le plus grand né en Amérique… Sullivan disait toujours dans la première séance :  » Quels sont vos principaux problèmes ? « . Mais il ne demandait pas ça pour que les problèmes soient surmontés. Il demandait ça pour évaluer à quel point la personne était « impactée » et donc à quel point elle était susceptible de s’investir dans la thérapie. Et je pense que je le demande aussi, mais plutôt en deuxième séance. Et c’est principalement dans le but de nous assurer que nous sommes d’accord sur le fait que nous allons aborder ensemble des questions fondamentales de l’existence.

Serlin : Pourriez-vous aller jusqu’à dire qu’une approche existentielle ne concerne pas tant un certain type de patient, qu’il s’agit avant tout d’adopter une perspective nouvelle sur la vie et la thérapie et que vous procédez de la même manière avec n’importe quelle personne ?

May : Oui, il est intéressant de noter qu’un livre intitulé « Cas importants en psychothérapie » qui sortira l’année prochaine, décrit un de mes cas : une femme noire qui a grandi à Harlem et qui avait consulté deux thérapeutes avant de venir me voir. Ils ont tous deux dit qu’elle n’était pas analysable.

Et j’aime avoir des gens qui ne peuvent pas être analysés. C’est un défi. Vous devez alors réfléchir. Vous devez être. J’aime aussi accompagner les gens qui viennent après être allé voir un autre thérapeute et avoir échoué avec lui : vous savez quoi ne pas faire !

Galvin : Chaque nouveau patient est une nouvelle aventure.

May : Oui, à condition de ne pas approcher la thérapie de manière superficielle.

Schneider : Eh bien, à moins que vous ne souhaitiez conclure quelque chose, merci encore d’avoir parlé avec nous.

May : Eh bien, je vous remercie. J’ai aimé ça.

Schneider : J’ai profondément apprécié notre échange.

Galvin : Merci beaucoup, Dr May.

Serlin : Merci beaucoup.

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L’auteur:
Rollo May est un psychanalyste nord-américain, fondateur du courant de la psychologie humaniste avec A.Maslow, C.Rogers, G.Allport…
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