Article initialement publié dans Trait d’Union, N° 41, juillet 2018. 

C’est mon deuxième grand groupe de rencontre rogérien. Un groupe de rencontre de 4 jours en résidentiel, qui réunit plus de 100 personnes. Il est organisé tous les ans par ACP-France dans le cadre des “Printemps de l’Approche Centrée sur la Personne”. Contrairement à la première fois, je sais, un peu, à quoi m’attendre…

Pour moi, l’événement a une double couleur : il est d’abord teinté du plaisir de revoir des personnes chères à mon cœur et, je sais, j’espère, qu’il sera émaillé d’autres retrouvailles chaleureuses et de nouvelles rencontres. C’est un rendez-vous particulier. Je retrouve les figures amies et familières d’ACP France : mes précieux compagnons de groupe (ceux avec qui je suis en formation), les facilitateurs, et aussi des participants rencontrés l’année passée avec qui j’avais eu beaucoup de plaisir à échanger. Dans la foule éparpillée, je cherche à me relier : reconnaître les visages, me laisser surprendre par des intonations, des gestuelles qui éveillent ma mémoire (« mais oui, je me souviens de cette personne… »). Et puis, je découvre tous les nouveaux à mes yeux : les personnes fraîchement engagées dans un groupe de formation (je reconnais leur effervescence particulière, leur joie à se retrouver), les électrons libres (je suis curieuse : « comment sont-ils arrivés là ? »), « les anciens » (moi, je ne les connais pas mais assurément, ils sont chez eux). Je salue, j’accueille ceux qui se présentent à moi ou qui me sont présentés.

Je sens une certaine évidence à être là, en cet instant. Je me sens à ma place. Je ressens une légère excitation de surface, avec, au fond, la joie certaine et pourtant timide de participer à cet événement, d’en faire partie. Je ressens un sentiment d’appartenance et de sécurité : cet 2 environnement m’est familier même si plus de la moitié des personnes qui composent l’assemblée m’est totalement inconnue. Quelque chose nous relie, fonde notre présence ensemble, sur les quatre jours à venir. Je crois, je sens, que c’est une intention commune : celle de nous rencontrer. Je perçois en moi et dans l’air, un vœu d’ouverture et de reliance.

Il est 14h, nous prenons place dans ce triple cercle immense où 107 chaises nous attendent. Je suis assise à proximité de mes amis. Dominique Mimberg, en tant que président d’ACP France, lance officiellement l’ouverture de cet Enorme groupe de rencontre. Et c’est parti… Immédiatement, des prises de parole relativement courtes se succèdent dans un rythme soutenu. Je vois bien que c’est, à chaque fois, une nouvelle personne qui intervient, et pourtant, je ressens comme un flot continu. Personne n’accuse réception de ce qui est dit, aucun temps mort ne ponctue les interventions. Cela me fait l’effet d’une assemblée traversée par des impulsions, des mouvements irrépressibles qui poussent certains à s’exprimer. Beaucoup justifient cette urgence par « si je ne prends pas la parole maintenant, je risque de me taire pendant 4 jours ».

Ainsi, j’entends des présentations (« je suis untel, j’appartiens à tel groupe de formation » : modèle stéréotypé, standardisé qui facilite, autant par son adoption que son rejet, la propulsion d’une prise de parole ressentie comme nécessaire), des attentes formulées, des situations évoquées, des ressentis généraux exprimés vis-à-vis de ces situations… J’entends aussi des convictions, des idées, des points de vue. Je sens de la fébrilité dépassée (comme des défis personnel : « aller, j’y vais »), de l’assurance affichée (« moi, personnellement, je pense que…, mon expérience passée m’a appris que... »).

Je sens du courage, de la volonté, beaucoup de volonté (trop ?) : la volonté de « faire quelque chose » de ce grand rassemblement. Ce que je sens très fort dans l’air, dans le champ, dans l’air de notre champ, où chaque intervention claque, pour moi, comme des retours de ping-pong, c’est l’urgence à ne pas laisser SE FAIRE.

Intervenir, apporter sa touche, coûte que coûte. Peut-être la peur de rester sur le bord du chemin…

J’observe autant ce qui se passe à l’extérieur que ce qui se passe en moi. Je suis le témoin silencieux de ce qui se joue. Comme le spectateur d’un match qui sait qu’aucune règle ni rôle ni but n’est défini et qui attend que tout ça se décante, patiemment, calmement.

Je me sens également participante, dans le jeu. Par mon silence manifeste autant que par une certaine agitation mentale que je peux observer et contenir.

En réalité, il y a ce que je sens au fond de moi, ce que je sens en surface et ce que je sens à l’extérieur, dans le cercle. Grande perméabilité entre dehors et dedans, à la surface, juste sous la peau.

Tranquille dans l’accueil silencieux de ce qui se vit. Cela me va. Si je suis tout à fait honnête, je n’attends rien d’autre, rien de plus. Et dans le même temps, à un autre niveau, mon mental exerce son rôle de juge et critique habituel sur ce qui se vit, ce qui se dit, ce qui se montre. Cette partie de moi s’ennuie, peste contre ce tempo rapide, qui nourrit les lieux communs, interdit de gagner les profondeurs. Je trouve cela « chiant et superficiel ». Est-ce ma surface qui est contaminée par l’extérieur ? Est-ce l’inverse ou bien les deux ?

Pas le temps de s’arrêter sur ces considérations. Les interventions s’accélèrent encore et le ton devient pressant. Il me semble entendre maintenant des exigences personnelles. Je me surprends à craindre les revendications qui ne manqueront pas de venir. Comme si le focus général se resserrait à présent autour de ce qui devrait se passer, de ce chacun est supposé attendre. J’ai l’image d’une traque. La traque du processus parfait. Je ne crois pas que le mot « processus » soit prononcé, en tout cas, il émerge en moi traversé par l’étiquette « wanted ».

Le principe tacite (à moins qu’il ne soit principe de précaution) de la toute première partie du séminaire, que je pourrais appeler le « respect absolu de la parole de l’autre » cède sa place à une dynamique de réponse. Il y a maintenant (une partie de moi dit : « enfin ») une interaction entre les participants : une interaction à tendance réactionnelle, qui s’exprime du tac au tac. Interpellations, exhortations, conseils, leçons, jugements, contre jugements… Exemples choisis de propos filtrés par ma mémoire et mon ressenti (c’est comme cela qu’ils ont sonné en moi, il ne s’agit aucunement d’une reproduction littérale) :

« Je me demande pourquoi seule une minorité s’exprime » dira une participante. « Il y a ceux qui donnent, comme moi, qui se mettent à nu et ceux qui restent passifs ; mais à moi, il faut me donner quelque chose aussi : moi j’ai faim, je suis comme un vautour qui attend en guettant sa proie, comme un charognard. Ce n’est pas juste… »

« Mais si tu veux entendre les autres, alors commence par te taire, j’ai envie de te dire de la fermer ! Ce que tu dis me met en colère

« Je suis profondément blessée d’entendre qu’il n’est pas possible de s’exprimer »

« Justement, j’exprime ma colère !»

« En lui intimant de se taire ! »

Derrière les mots et les propos qui suivront, j’entends :

« Et le regard positif inconditionnel ?»

« Et ma congruence ? »

Le principe vertueux selon lequel le « on » est banni est rappelé à de nombreuses reprises :

« Tu utilises le « on » mais moi, personnellement, je ne suis pas d’accord avec toi, cela n’engage que toi ! »

J’entends : vigilance, démarcation, ne pas se dissoudre dans la masse.

« J’ai l’impression que tout ça sonne faux » dira untel : « Cela manque d’authenticité»

Je ne me sens pas en sécurité dans ce groupe » diront plusieurs personnes à des moments différents.

Mise en cause à demi-mot des facilitateurs :

« Nous, les nouveaux, devrions être guidés »

Contestation dans l’assemblée, réaction automatique :

« Je n’ai surtout pas envie d’être guidé ! »

L’étendard de la Non directivité est brandi. Condamnation sans appel à la fin de la première journée :

« Ce n’est pas ça, un groupe de rencontre, ce n’est pas ce qu’on fait

Je remarque que la prise de parole est surtout investie par les nouveaux, les participants nouvellement investis dans la formation ACP. J’avais déjà fait ce constat l’an passé et d’ailleurs les anciens nouveaux sont maintenant silencieux. Comme si l’expérience invitait au lâcher prise

A l’intérieur de moi, toujours les deux niveaux. C’est comme si l’extérieur m’offrait une mise en abîme, à grande échelle, pour me permettre d’observer, depuis mon centre, mon ancre, mon agitation à la surface. Et choisir de rester ancrée ou de me laisser embarquer… Faire confiance.

Je sens en moi et dans le silence des anciens une invitation à la confiance, comme une intuition que tout va rentrer dans l’ordre ou plus justement trouver son ordre. Si la volonté n’interfère pas trop sur le comment… A moins que cela ne soit dans l’acceptation que la volonté cherche… Jusqu’à cessation… En tout cas, je reconnais l’instinct ou le réflexe du contrôle, de la maîtrise ; et son instrument : la vitesse, la précipitation.

Le verbe RALENTIR résonne en moi comme un mantra. Je comprends, je constate une fois de plus combien c’est compliqué et pourtant nécessaire de s’y soumettre. Compliqué car l’illusion qu’il est possible de trouver le comment de la rencontre est tenace. D’une effroyable ténacité. Comment descendre en nous-même, être authentique, parler vrai, écouter l’autre, se rencontrer vraiment ? Cette fameuse rencontre de « cœur à cœur »… ? Y a-t-il une recette, un plan à suivre ? Comment faire l’économie de ces essais, ces errances, ces cafouillages? A supposer que les boussoles des 107 personnes présentes soient parfaitement accordées, n’y a-t- il pas dans cette volonté de choisir le cap, une tentative présomptueuse, vaine, désespérée et pour autant, néanmoins touchante ?

Et d’ailleurs, ce fameux processus que nous cherchons, que nous souhaitons parfait, n’est-il pas en train de se dérouler, précisément là, dans nos tentatives pour le faire naître et le contrôler ? N’a-t-il pas déjà commencé dès que Dominique a donné le coup de sifflet ? A moins que cela ne soit bien avant… Ne prend-il pas corps à partir de ces tâtonnements ? Et comment pourrait-il en être autrement ?

Puis-je directement plonger dans l’intime, à cet endroit tellement profond de moi-même que je contacte, non plus seulement mon individualité, mais mon essence humaine ? Le plus intime et le plus universel ; ce qui est à moi, et ce que je peux partager car l’autre est, comme moi, un homme ; seulement un homme. Par nos torsions bien attentionnées, ne cherchons-nous pas justement à faire l’économie du groupe de rencontre? L’économie de son effort, de sa recherche laborieuse, de son équilibre fragile ?

Arriver à destination sans faire le voyage. Choisir la destination. Pour certains, pas trop loin, pour d’autres le bout du monde. Dans ces deux extrêmes, la même fébrilité à suivre le courant de la Vie.

Et pourtant… A partir du deuxième jour, j’ai été touchée au plus profond de moi.

Caroline Gaboreau
(Génération 13, ACP-France)