L’empathie est-elle le propre de l’homo-sapiens ou vient-elle de bien plus loin ? Voici un coup de microscope sur les neurones pour voir ce qui se passe lorsqu’il y a empathie. Et nous verrons aussi que tout n’est peut-être pas seulement dans le cerveau.
AUX ORIGINES DE L’EMPATHIE
Jacques Périé
L’empathie est-elle le propre de l’homo-sapiens ou vient-elle de bien plus loin ? Voici un coup de microscope sur les neurones pour voir ce qui se passe lorsqu’il y a empathie. Et nous verrons aussi que tout n’est peut-être pas seulement dans le cerveau.
La notion d’empathie appliquée à la vie courante peut selon moi couvrir des attitudes très diverses. Déjà, il y a celle qui pourrait correspondre à une recherche d’efficacité dans toute transaction. C’est d’ailleurs dans cette perspective que j’en ai entendu parler pour la première fois, lors d’une session de formation du mouvement « Vie Nouvelle »[2], au début des années 70. Il nous était montré comment être plus opérationnel en s’efforçant de se placer du point de vue de l’autre, en essayant « d’entrer dans son propre esprit ».
Cette attitude fleurit aussi en politique, parfois avec un certain cynisme comme vient de le faire Donald Trump, ce candidat aux primaires américaines du Parti Républicain, qui explique dans L’art du deal: « Je joue avec les fantasmes des gens ; ils veulent que ce qu’ils croient soit le plus beau, le plus grand, le plus spectaculaire. Et là, l’hyperbole ne fait jamais de mal. Alors, je leur en donne » (1).
Et donc, il peut exister cette première déviance quelque peu machiavélique de l’empathie. On peut même y rattacher cette variante à l’œuvre dans la pratique qui consiste à rechercher dans les groupes humains (cadre de travail, associations, etc.) les lieux de pouvoir puis de se conformer à leurs codes aussi fidèlement que possible avec toute l’empathie voulue, pour gratter quelque privilège ou promotion. En d’autres termes, il y a bien une recherche d’empathie dans ce que l’on nomme communément le « fayottage ».
L’empathie dans la nature
Il est sans doute plus porteur d’évoquer les aspects positifs de cette attitude. J’en propose un, avec cette question : d’où nous vient l’empathie ? Est-ce un produit de l’éducation au sens large, de la culture, ou bien s’agit-il d’un acquis évolutif, c’est à dire retenu par l’évolution car avantageux pour le groupe ? Les neurosciences nous donnent un premier élément de réponse en indiquant que l’empathie est bien installée dans notre cerveau avec une aire spécifique comme celle de la vision ou d’autres, ce que révèlent des expériences faites sous imagerie et qui montrent que cette aire « s’allume » (observation d’une accélération de flux sanguin grâce à des traceurs émetteurs de photons de lumière) dans des conditions où notre capacité à l’empathie est sollicitée (2).
S’agit-il d’une propriété de l’espèce que l’humain aurait développée au cours de son évolution ? Oui, sans aucun doute, mais une propriété dont il n’aurait pas le monopole. Que l’on pense à toutes les aptitudes à l’empathie que l’on trouve dans le mode animal ! Cet oiseau par exemple dont le nid est sous la menace d’un prédateur et qui éloigne ce dernier en se transformant lui-même en une proie, a priori facile, en simulant une blessure par un vol mal assuré (3). Et qui s’échappe facilement dès que la distance par rapport au nid lui parait suffisante. Ou encore ces manchots vus dans le film La marche de l’empereur qui s’agglutinent en cercle pour résister à des vents violents et par des températures de – 60 °C, et qui tournent lentement pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui aient à subir le vent glacial.
On pourrait multiplier les exemples, en citant encore les abeilles, capables d’informer leurs congénères de la distance (par le nombre de cercles qu’elles décrivent) et de la direction (celle par laquelle elles s’échappent) dans laquelle celles-ci pourront trouver de la nourriture. Ou encore le vote démocratique dans les populations de bisons : lorsqu’ils doivent changer de territoire pour trouver de nouveaux pâturages, une première direction est donnée par deux ou trois individus qui pointent dans une orientation donnée puis attendent. D’autres directions sont proposées par d’autres individus. Puis progressivement des bisons se rallient individuellement à telle ou telle direction. Et l’ensemble du troupeau se mettra en marche dans la direction qui se sera progressivement révélée comme étant la plus peuplée (2). On pourrait découvrir d’autres exemples dans le livre de Frans de Waal, au titre évocateur (4). Ce sont autant de démarches dans lesquelles cette capacité de se mettre à la place de l’autre prend forme.
D’autres exemples du monde vivant méritent d’être cités :
– La communication entre plantes et bactéries. On sait que pour se développer, les végétaux ont besoin d’azote. Notre atmosphère en contient beaucoup (environ 80%), mais sous la forme moléculaire N2, il n’est pas utilisable. Et certaines bactéries savent très bien transformer la forme N2 en azote ammoniacal dont la plante a besoin. Mais pas de manière continue, l’apport n’étant nécessaire qu’en période de croissance. Pour réguler cet apport, un dialogue s’établit entre la plante et les bactéries : un premier message est envoyé par la plante lorsqu’elle a besoin d’ammoniac ; puis un autre message informe la bactérie que la demande est satisfaite. Peut-on parler d’empathie ? Qu’est-ce qui dynamise toute cette messagerie au moyen de médiateurs chimiques (différents selon les végétaux et qui ont d’ailleurs été tous identifiés au cours de ces vingt dernières années, pour partie à l’UPS de Toulouse). Une forme primaire de conscience ? Mais au fait ; et nous les humains ? Notre conscience n’est-elle pas également dépendante de messagers chimiques et de signaux électriques ? Nous y reviendrons en concluant sur cette question.
– Revenons au monde végétal pour y parler encore d’empathie (et de conscience ?). Certains végétaux s’envoient des messages, d’alerte en particulier. Cela a été observé au moins dans deux cas : chez les eucalyptus d’Australie lesquels, attaqués par des kangourous, émettent un signal « danger » à leurs voisins. Ces derniers produisent alors, dans une échelle de temps de l’ordre de la milliseconde, une protéine de mauvais goût qui va se diffuser dans le feuillage jusqu’à l’extrémité des branches et dissuader les kangourous de poursuivre leur repas ! La même chose a été observée en Centre-Afrique avec des acacias attaqués par des antilopes ! Phénomène d’autant plus surprenant que l’on a le sentiment que les processus chez les végétaux, croissance par exemple, sont par nature lents. Mais phénomène encore plus surprenant quand on prend conscience de son lien avec l’empathie. Un premier eucalyptus ou acacia a ainsi pu « percevoir » que ses voisins allaient aussi être attaqués !
L’empathie, une histoire de neurones ?
N’y a-t-il pas là quelque chose de merveilleux ? Toute la chaine du vivant serait ainsi habitée par différentes formes d’empathie ! Et nous donc, humains, la forme la plus élaborée du monde vivant avec nos 100 milliards de neurones, nous devrions donc être capables de prouesses empathiques, si on compare ce nombre de neurones à celui d’autres espèces : quelques dizaines chez le poulpe, 70 000 chez un insecte, 15 millions chez notre chat ou notre chien – ou encore, notons le au passage, le même nombre dans notre intestin, notre cerveau entérique (Tiens, tiens, « Je le sens, là », dit Pol Verhelst en tapant sur son ventre !).
Vision bien raccourcie certes, qui consisterait à établir un lien direct entre nombre de neurones et potentiel empathique, car d’autres processus font que nous ne souhaitons pas forcement être toujours disposés à l’empathie (5). Notons toutefois que ce potentiel empathique est bien dépendant du niveau de conscience que nous avons des personnes et des situations. Or, dans son livre, Derek Denton (6) montre bien comment la notion de conscience s’inscrit dans un continuum dans le monde vivant, comme cela est fait plus haut à propos de l’empathie. Et qu’est-ce qui supporte notre conscience sinon notre cerveau, avec les mêmes mécanismes de messagerie quelles que soient les espèces ? De nombreuses expériences relatives aux neurones humains ont été faites avec des neurones de poulpe ou de limace de mer car ils ont exactement les mêmes propriétés que les nôtres. Voilà un autre élément qui peut nous inciter à sortir d’une vision un peu trop anthropocentrique du monde vivant !
Pour terminer, voici une célébration de l’empathie ! Cette attitude qui nous permet d’être mieux en relation, de profiter de tout ce que notre environnement relationnel peut nous apprendre et nous offrir ; et en retour proposer la même chose, que ce soit en relation d’aide, pédagogique, thérapeutique, situations dans lesquelles comprendre mieux autrui est à la fois salutaire pour la planète et gratifiant pour soi. Avec aussi cet espoir que l’empathie prenne, dans un proche futur, une dimension politique, comme le propose Rifkin (7). On pourrait enfin mentionner Levinas (8) à propos de ce qui fonde l’humain ou encore Paul Ricoeur (9) à propos de la part d’altérité qui constitue le soi, comme étant d’autres penseurs de l’empathie.
BIBLIOGRAPHIE
(1) Le Nouvel Obs, n° 2228, oct. 2015.
(2) J.P. Changeux : Du vrai, du beau, du bien, une nouvelle approche neuronale, Ed. Odile Jacob, 2008.
(3) M. Ridley: Nature via nurture, Genes, experience, what makes us human, Harper Collins publishers, New-York, 2003.
(4) F. de Waal : L’âge de l’empathie; leçons de la nature pour une société solidaire, Actes-Sud, 2011.
(5) E. Roudinesco : La part obscure de nous-mêmes, Albin Michel, 2007.
(6) D. Denton : L’émergence de la conscience, de l’animal à l’homme, Ed. Flammarion, 1995.
(7) J. Rifkin : Une nouvelle conscience pour un monde en crise : vers une civilisation de l’empathie, Actes-Sud, 2012.
(8) E. Levinas : Entre nous: essai sur le penser à l’autre, Ed. Poche, 1993.
(9) P. Ricoeur : Soi-même comme un autre, Ed. Poche, 1996.
L’auteur:
Jaques Périé
Professeur Honoraire de chimie et biochimie des Universités. Lauréat d’ACP-France 1° cycle, promotion 2003, Groupe II, dit « Joyance ».
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