Comment mettre en œuvre la considération positive inconditionnelle en milieu carcéral ?

Voici l’expérience de Dominique Mimberg, visiteur de prison, qui s’appuie sur les trois attitudes de l’Approche centrée sur la personne dans son travail, notamment le regard positif inconditionnel vis-à-vis des prisonniers.

Texte de Dominique Mimberg tiré de son mémoire de fin de formation de premier cycle remis en octobre 2006

 

La considération positive en milieu carcéral

LA CONSIDERATION POSITIVE INCONDITIONNELLE

ET SA MISE EN PRATIQUE EN MILIEU CARCERAL

 

Dominique Mimberg

La considération positive inconditionnelle est l’une des trois conditions fondamentales de l’Approche Centrée sur la Personne (ACP), que Carl R. Rogers indique comme qualités essentielles de la personne écoutante. Celle-ci, en effet, a pour souci exigeant et permanent de porter son regard et son attention sur la personne qui vient la rencontrer et qui sollicite son écoute, cela afin de créer l’environnement sécurisant propice au processus de changement. Dans ce climat de confiance et de non-jugement, la personne entendue peut permettre à sa tendance actualisante de libérer et de développer les potentialités que Carl Rogers reconnaît fondamentalement à tout être humain : celui-ci peut alors tirer parti de ses expériences pour se développer en toute responsabilité et vérité.

Dans une première partie, je m’attacherai à étudier la considération positive inconditionnelle en elle-même, puis dans son interaction avec les deux autres conditions ACP. C’est dans un deuxième temps que j’aborderai sa mise en œuvre en milieu carcéral. Mon implication quotidienne à la prison de L. oblige à un travail exigeant, une remise en question permanente, car ces interventions ont une incidence certaine sur les détenus rencontrés comme sur moi-même. Il s’agit d’une attention et d’une vigilance, dans la communication, dont je ne dois généralement pas me départir sous peine d’être sanctionné (méfiance, violences verbales, mise à distance, refus plus ou moins définitif de relation).

Qu’est-ce que la considération positive inconditionnelle ?

Plusieurs publications présentent la « considération positive inconditionnelle »[1] ; Carl Rogers parle aussi du « regard positif inconditionnel »  (inconditional positive regard)[2].

Le terme de « regard » me paraît plus évocateur : j’y reviendrai plus loin. La considération revêt ici les sens de respect, d’attention : l’autre est vraiment considéré comme autre et parce qu’il est autre. Cette ouverture sera d’autant plus positive qu’authenticité et chaleur la caractériseront et qu’elle attachera un prix sans conditions à la personne, même dans ses sentiments négatifs tels que la révolte, la haine ou la fermeture sur soi. Cet accueil ne comporte donc, par essence, aucune visée critique, aucune évaluation et ne requiert aucun mérite que présenterait la personne accueillie, sinon celui d’être un être humain envers et contre tout !

En effet, les termes « inconditionnelle »  ou  « inconditionnellement » indiquent que l’écoutant s’ouvre à son interlocuteur[3] sans conditions préalables : ce dernier est regardé, « aimé » quoiqu’il ait fait jusque là et quoiqu’il fasse et décide dorénavant. L’ouverture à tous les possibles impose qu’égoïsme, possessivité ou domination soient écartés autant que faire se peut : l’accueillant accepte d’avance l’issue de la rencontre ; la personne qu’il considère peut choisir ou refuser à sa guise le processus de développement et la manière dont elle le conduira.

La considération positive inconditionnelle implique donc « une conception positive et libérale de l’homme qui allie le respect et l’acceptation »[4]. Le respect de la personne, qui est « un droit inaliénable » et qui «fonde l’action des psychologues »[5] concerne sa structure psychique, avec son vécu, ses expériences et ses capacités de choix et de décision qui n’ont rien d’une abstraction ! L’acceptation  considère la personne dans son ressenti, ses attitudes et réactions présentes : elle « la prend » comme elle est aujourd’hui ! L’acceptation écarte donc toute idée d’approbation : elle se tient en amont de toute évaluation, même positive. Ces deux notions participent de la qualité de présence de l’accueillant et contribuent à instaurer ce climat de confiance indispensable, aux yeux de Carl Rogers, pour que la personne ainsi accueillie soit présente à elle-même et se prenne en considération.

Le caractère paradoxal d’une telle attitude et de ses effets a été souligné à propos de l’ACP : c’est au moment où le thérapeute, tout à la fois, désire que son client libère sa tendance actualisatrice – et, donc, qu’il évolue – et l’accepte en même temps tel qu’il veut être –jusque dans son refus éventuel de changer –, c’est à ce moment-là que ce dernier peut se mettre en mouvement ! Mais ce paradoxe n’est pas contradiction : c’est lorsque la personne accepte de se considérer, n’étant plus menacée par ses peurs, particulièrement celle du jugement d’autrui, qu’elle peut progresser et changer[6].

Cette prise au sérieux du client par le thérapeute et cette volonté de ne pas interférer dans son autonomie, grâce à  une non-directivité respectueuse et intransigeante pour elle-même, n’a rien d’une indifférence lointaine, ni d’un laxisme ou d’une indulgence complaisante. Il s’agit d’une ouverture qui exclut le rejet de la personne sollicitant d’être écoutée et refuse son enfermement dans un jugement définitif et sans appel, mais qui peut aller de pair avec le désaveu de certaines de ses attitudes et de ses assertions.

La question peut alors être posée, et elle l’a été par Carl Rogers lui-même : la considération positive inconditionnelle est-elle possible, peut-elle exister totalement, idéalement ? C. Rogers remarque que l’expression de « regard inconditionnellement positif » peut être « malheureuse, justement parce qu’elle évoque une idée d’absolu, de tout ou rien. »  Et son expérience lui fait reconnaître «  qu’un regard totalement et inconditionnellement positif ne peut exister que sur le papier ».  Et il poursuit :

«  Du point de vue de la psychologie clinique ou expérimentale, c’est sûrement l’affirmation suivante qui est la plus proche de la vérité : au cours de leur relation, le thérapeute efficace porte sur son client le plus souvent pose un regard inconditionnellement positif, parfois un regard conditionnellement positif, voire, par moments, un regard négatif – encore que ce dernier cas soit sans doute exceptionnel, si la thérapie doit être couronnée de succès. C’est donc dans ce sens qu’on peut, à un degré ou à un autre, parler, dans toute relation, de regard inconditionnellement positif »[7]

La question initiale peut se redoubler par la suivante : qu’en est-il de la relation si celui qui écoute ressent de l’agacement, de la mésestime, voire de l’aversion envers son interlocuteur ?  N’est-ce pas l’échec de la relation assuré, la négation de toute communication ?

Les trois conditions fondamentales en interaction

Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler que Rogers n’isole pas la considération positive inconditionnelle, mais l’expose dans son lien avec les deux autres fondements ACP. C’est dans une dialectique[8] nécessaire que les trois conditions fondamentales concourent à la démarche orientée vers l’autre et à la communication

La congruence est toujours présentée, par Rogers, comme la première dans l’énumération, comme « la plus basique » des trois conditiions [9]. Elle concerne l’authenticité de celui qui écoute. Celui-ci «doit, durant la relation, être lui-même, librement et profondément; sa conscience de soi doit être le reflet exact de son véritable vécu, à l’opposé d’une façade intentionnelle ou accidentelle. »[10]  Si l’écoutant éprouve des sentiments difficiles, tels que l’agacement ou la colère, il doit essayer de les intégrer et, loin de les refouler, de se les avouer et de les déclarer parfois même à son interlocuteur, si celui-ci peut les entendre. De toute façon, si le thérapeute rogérien joue à une écoute bienveillante de façade, n’éprouvant pas ce qu’il manifeste, un climat sécurisant ne pourra s’établir, car cette inauthenticité sera perçue par son client et le déstabilisera davantage ! Sincérité et vérité caractérisent cette attitude de congruence qui exige du facilitateur, selon André de Peretti, «courage consenti»,  «souplesse d’évolution», « concentration à tout soi-même, cependant détendue »[11].  En se préparant à l’entretien thérapeutique avec Gloria,  Carl Rogers mentionne qu’il souhaite avoir une « transparence »[12]. (Voir la transcription de l’entretien ici. Et regarder la vidéo de l’entretien sur YouTube).

Avec la compréhension empathique, il s’agit d’une proximité subtile, grâce à laquelle l’écoutant s’immerge dans le monde subjectif de son interlocuteur pour saisir intensément ses sentiments,  pour en avoir la perception la plus fidèle possible et, éventuellement, s’y référer explicitement. Le facilitateur  tâche d’être chez l’autre comme s’il était chez lui, mais sachant bien qu’il ne peut prendre cette place. Le « comme si », capital, souligne à la fois un rapprochement au plus près et une non-identification, la proximité la plus étroite et l’altérité fondamentale.

La question posée ci-dessus à propos de la possibilité de considération positive inconditionnelle en cas de mésestime ou d’aversion de la part du facilitateur pour l’écouté peut alors trouver réponse. Si le regard inconditionnellement positif exerce une pression telle sur la congruence qu’il tend à la nier, au point que l’écoutant se trouve écartelé entre les deux attitudes et réduit à l’impuissance, il est préférable, pour ce dernier, de revenir vers lui-même et de retrouver une congruence sans laquelle aucune relation véritable ne saurait exister, car la personne écoutée finirait bien par déceler ce qui lui apparaîtrait comme une nouvelle menace et un mensonge intolérable. Mieux vaut pour le facilitateur s’avouer impuissant à atteindre une considération positive inconditionnelle totale et idéale et même s’en ouvrir à son interlocuteur si cette transparence peut servir la qualité de la relation: ayant renoncé à toute supériorité, il peut alors  prendre visage humain. Cette humilité lui permettra, peut-être, de renouer la relation avec la personne qu’il tente d’écouter[13].

Ainsi, lorsque la congruence est rétablie – le facilitateur étant en accord avec lui-même, libre et attentif, vigilant sans raideur, souple, mais ancré dans la singularité de sa personne et de sa place -, peut alors s’exercer l’interaction – la dialectique – entre considération positive inconditionnelle et compréhension empathique : respecter assez l’autre pour  tenter d’entrer dans son monde et de mieux le comprendre afin de l’accepter tel qu’il est et l’estimer davantage. Les qualités de chaleur et de délicatesse, d’intériorité que nécessite la compréhension empathique peuvent compenser ce que la considération positive inconditionnelle pourrait comporter parfois d’extériorité et de volontarisme, voire d’exigence excessive[14].

Si le facilitateur s’autorise à être lui-même dans sa rencontre avec la personne qu’il veut considérer positivement sans conditions, dans une empathie respectueuse et chaleureuse, celle-ci  pourra s’autoriser, dans cet environnement sécurisant instauré – réinstauré ? — à se considérer, choisir, décider, à se mettre en mouvement par elle-même sans crainte des jugements. Cet acte d’affranchissement  tranche singulièrement avec les contraintes et les interdictions qui l’avaient jusque là empêché de libérer sa tendance actualisante et ses potentialités.

Egalité et réciprocité

Cette relation, dans la perspective rogérienne, revêt deux caractères : celui d’égalité et, par voie de conséquence, celui de réciprocité. En effet, la considération positive inconditionnelle contribue, pour sa part, à ce que le facilitateur, abdiquant toute autorité, instaure une relation de confiance et de sincérité qui rassure la personne écoutée sur l’autre et sur elle-même. Cette approche crée une égalité de rapport, chaque personne se situant comme interlocutrice. Cela induit une réciprocité, une collaboration dans l’évènement de rencontre, un partenariat en vue de l’œuvre commune.

Bien sûr, peuvent se développer – et cela arrive inévitablement, presque nécessairement – des projections (attitudes, réactions acquises antérieurement) sur le facilitateur, mais celles-ci ne constituent pas le matériau de la rencontre, elles peuvent, selon Rogers, être dépassées par le nouvel environnement.

La relation « Je-Tu »

La communication entre personnes selon l’approche rogérienne se rapproche de la relation telle que l’a décrite Martin Buber[15]. Cette relation, pour être authentique, doit être mutuelle. Le couple « Je-Tu » permet la découverte de l’autre, mais c’est par la rencontre de l’autre,  « Tu », que l’homme devient lui-même un « Je » : « Je deviens Je en disant Tu. »[16] Les personnes doivent s’aider à être et à se réaliser, mais sans s’imposer les uns aux autres.

Le regard

En terminant cette première partie, je reviendrai sur le terme de « regard » qu’utilise Rogers en présentant la deuxième condition fondamentale ACP : le regard inconditionnellement positif. Ce terme me paraît fort évocateur. A preuve le texte qui suit (le mot Dieu, s’il fâche, pourrait être remplacé par « amour ») :

Qui serions-nous sans le regard – sans les regards -seuls capables de nous ENVISAGER. Dieu ne « dévisage » personne, car DEVISAGER veut dire analyser, décomposer, « pourrir » le visage.

Seul l’amour ENVISAGE, accepte et ratifie cela précisément qui lui échappe : « j’avoue » cet homme, « j’avoue » cette femme, rien qu’en les regardant. Mon regard les invoque, les appelle et les remercie d’exister. »[17]

Si le visage est reflet de l’intime d’une personne, alors le regard inconditionnellement positif est une affaire de cœur. Un cœur-à-cœur ?

Est-ce possible en prison ?

Voici maintenant huit ans que j’interviens comme aumônier à la prison de L. Cet établissement pénitentiaire, à caractère sécuritaire, pour longues peines et perpétuités « abrite » 160 détenus. La mission d’aumônier – ou plutôt de l’équipe d’aumônerie puisque nous sommes trois à L. – revêt un caractère essentiellement cultuel, selon le Code de Procédure Pénale : les aumôniers catholiques témoignent de l’Evangile. Mais ceux-ci sont, avant tout, des hommes et des femmes de l’écoute : ils rencontrent des personnes détenues avec lesquelles ils peuvent nouer une relation. C’est donc une présence d’humanité que ces intervenants proposent à ceux « du dedans »[18].

Est-ce en raison de cet engagement en milieu carcéral que j’ai désiré faire le parcours ACP ? Sans doute pas, mais, plus largement, pour me libérer de diverses attaches que je vivais comme un enfermement. Je dois, cependant, reconnaître que cette formation commencée il y a plus de trois ans interpelle et informe mes rencontres quotidiennes avec les détenus. Ce n’est pas en intervenant «made ACP » que j’entre dans la prison – le serai-je seulement un jour ? -, mais je ne peux plus laisser à la porte les trois attitudes fondamentales de l’Approche Centrée sur la Personne !

Le regard positif inconditionnel face à la mouvance pénitentiaire.

La mission d’aumônier en est-elle facilitée pour autant ? Non, et je poserai comme thèse de départ que le regard positif inconditionnel – qui reste l’objet central de ce propos – est une attitude qui va à l’encontre de la culture pénitentiaire. Car celle-ci tend à déconsidérer, sinon à nier la personne : l’environnement, les règlements, les contraintes et autres humiliations n’ont rien d’une Approche Centrée sur la Personne.

  • Est-il vraiment considéré comme une personne, celui qui est désigné par un numéro d’écrou et qui n’est jamais appelé «  Monsieur » par les surveillants, celui qui est enfermé derrière des grilles aussi épaisses que celles des cages à  fauves dans les zoos ? Certains surveillants anciens parlent des détenus comme d’ennemis ; leur formation semble heureusement évoluer, mais ce sentiment d’inimitié a-t-il totalement disparu ?
  • Est-il vraiment humanisant, ce système qui casse les personnes par des refus fréquents et notifiés sans explication – quand, encore, il y a réponse -, qui enferme dans un temps désespérément long – un non-temps –, dans l’inaction et la déresponsabilisation, qui engourdit ou qui enkyste dans un ressentiment ou une haine définitifs contre « la société et le genre humain » ?

Dans ce paysage de béton et de grilles qui matérialise la mise à l’écart, le regard positif inconditionnel n’est guère facilité. Le regard est une fonction rendue difficile pour le « dedans » comme pour le « dehors ». L’horizon limité durant de longues années fait des prisonniers des handicapés de la vue. A preuve l’angoisse qui étreint le détenu lorsqu’à la libération, il se retrouve devant un vaste espace libéré de tout obstacle rapproché : l’agoraphobie n’est pas un vain mot pour lui ![19]  La prison est donc un lieu où :

  • le détenu est effacé de la société, ôté de la vue du dehors ;
  • il lui est difficile de voir au loin, de se projeter dans un avenir – comment peut-il aménager sa peine et préparer le futur avec quinze ou vingt années incompressibles ?

Les regards qui se croisent en prison sont souvent des regards de méfiance, de suspicion, des regards qui dévisagent et qui cherchent à percer. Un détenu trop maître de lui ou trop « lisse », des groupes de prisonniers « particulièrement surveillés » et qui se retrouvent trop régulièrement, tous sont soupçonnables par l’administration pénitentiaire qui guette le moindre faux pas.

Un regard positif est-il aisé lorsque le coupable est enfermé dans son délit, regardé en qualité de braqueur, d’assassin, de violeur, de pédophile ? Son casier judiciaire est le pilori sur lequel il va être cloué durablement, sinon définitivement. Même le désir d’amendement que peut afficher un prisonnier est soupçonné, décortiqué, soumis à l’épreuve du doute. Les regards que les détenus portent sur eux-mêmes et sur les autres, qu’ils sentent peser sur eux de l’extérieur comme de l’intérieur n’ont rien à voir avec une  quelconque estime !

Cette négativité explique pour partie le déni dans lequel nombre de détenus se tiennent vis-à-vis de leurs propres délits, afin de ne pas être identifiés à ces actes qui appartiennent au passé, et elle se redouble alors par le manque de responsabilisation : le coupable se refuse à endosser la responsabilité de ses actes, invoquant pêle-mêle la faute du destin, celles de la société et du gouvernement et s’installe paradoxalement dans le statut de victime.

Tout aussi atypique en milieu carcéral apparaît le terme d’inconditionnel. Car l’acceptation sans conditions implique un caractère de gratuité tout à fait étranger à la prison où règne le donnant-donnant : tout acte posé sans demande de rétribution, d’un retour quel qu’il soit sent le piège, le marché de dupes ! Il est, d’ailleurs, difficile pour de nombreux détenus d’admettre que des intervenants extérieurs  (visiteurs, aumôniers, éducateurs) puissent consacrer du temps à venir les rencontrer sans compensation aucune, ni pour des raisons  de prosélytisme ou de charité avantageuse.

Dans le paysage carcéral, la considération positive inconditionnelle semble donc une attitude politiquement incorrecte : le respect et l’acceptation de la personne telle qu’elle est, avec son déni, sa violence ou sa résignation, sa tendance manipulatrice, sa conformité plus ou moins inconsciente au profil classique du détenu, font plutôt désordre[20]. Cette ambiance carcérale  marque, d’ailleurs, tous ceux et celles qui interviennent dans la prison, à la manière d’une odeur persistante qui imprègne les habits ! Au dehors même, une condition minimum semble vouloir justifier les rencontres avec les personnes incarcérées : « est-ce qu’ils regrettent, au moins ? ».

Mon regard positif inconditionnel en milieu carcéral

Cette attitude reste difficile à tenir dans l’idéal, m’obligeant à une vigilance et une remise en cause permanentes. Je pense ne pas avoir généralement de difficultés à considérer positivement le détenu tel qu’il se présente. Et je le crois sur parole quand il se raconte, car c’est sa vérité du moment. Philippe Claudel écrit excellemment :

« Il y a beaucoup de mensonges en prison, mais ils sont moins graves qu’ailleurs car ils sont essentiels. On ment pour exister un peu plus, et on se ment pour continuer à se supporter. Les crimes bien réels rejoignent les cauchemars, et tout alors prend l’apparence d’une histoire inventée. C’est à ce prix que l’on peut survivre. Pour supporter la prison, il faut devenir un autre. »[21]

Il m’est difficile, d’ailleurs, de plaquer la teneur du délit – lorsque, parfois, je la connais – sur la personne qui est devant moi. Lorsqu’il s’agit d’un ancien «  ennemi public n° 1 » ou d’une personne ayant défrayé la chronique et décrite comme un « monstre », je reste sidéré et les images du film « Orange mécanique », qui m’avait fort impressionné en son temps, me retraversent l’esprit, mais sans parasiter durablement mon regard. L’accueil que ce détenu me réserve dans sa cellule, et qui me paraît sans calcul, dévoile un aspect courtois, civil de sa personnalité  tout à fait inattendu, qui me fait oublier, le temps de la rencontre, la raison de l’incarcération.

  • A deux reprises, j’ai senti une véritable aversion affleurer et prête à m’envahir. Mais elle ne m’a pas bousculé au point que je dusse abandonner le terrain. Et me rappeler que l’acceptation n’est pas approbation m’a été de grand secours. D’ailleurs, le détenu n’attend généralement pas du visiteur ou de l’intervenant que ceux-ci s’apitoient sur son sort, ni qu’ils excusent  ses actes, mais exige qu’ils soient authentiques, vrais avec leur ressenti et qu’ils puissent l’exprimer si cela leur est demandé. Ainsi, dans ces deux cas, j’ai pu poursuivre les rencontres et aménager cette aversion en m’avouant que cela peut encore arriver !
  • A plusieurs occasions, je me suis aperçu qu’un véritable agacement m’envahit, à la longue, lorsque mon interlocuteur me répète inlassablement son innocence et qu’il s’est installé dans un déni imperturbable. En outre, les victimes n’ont guère de place dans les discours, et cela me révolte. Je constate, ainsi, que mon acceptation sans conditions n’est pas sans failles et que mes visites à la prison sont peut-être motivées, plus ou moins inconsciemment, par le désir de changer les personnes, de les faire bouger ou, même, de les bouger, de peser sur leur évolution. Voudrais-je même les rendre meilleurs ?
  • Je ne me départis donc pas de ma fonction ni d’une certaine autorité que je me confèrerais, celle de vouloir réduire l’étrange à ma convenance et installer une égalité, il est vrai illusoire. Ce désir ne s’avère-t-il pas manipulateur ?

Me voici conduit à remettre mon écoute en chantier ! Car peut-il y avoir vraiment collaboration, dialogue, lorsque s’infiltre un secret désir de domination ?  Celui-ci n’interdit-il pas toute véritable réciprocité ? « Sans doute, l’échange et l’écoute sont relativement faciles lorsque les dialoguants, pour l’essentiel, sont assez proches (encore que, même là, il peut y avoir de rudes surprises).  Mais, quand la différence se creuse, à quel prix est-elle réellement supportable ? »[22]

L’écoute et l’échange ne dispensent pas d’une confrontation brutale avec l’étrange, l’étranger, bien au contraire. Aussi dois-je revenir à moi-même et me  poser cette question que Maurice Bellet formule ainsi : « Que dois-je être, que dois-je changer en moi pour que ma parole ne soit pas meurtrière, par volonté de domination ou par indifférence ? Et pour que mon écoute soit vraiment écoute, attention, présence, don à autrui de la chose inestimable : qu’il soit là, qui il est, infiniment  digne d’être entendu ? »[23]

Et d’abord, qu’est-ce vraiment  « écouter » ? « Au cœur de l’écoute se tient cette disposition pure, qui est seulement présence à la présence de celui ou celle ou ceux qui sont là ; qui leur donne d’être là, qui ils sont, et par un don qui échappe au donateur. Cette écoute, toute première en même temps qu’ultime, écoute tout ; c’est-à-dire qu’elle supporte l’être humain, ne le condamne pas, mais ouvre devant lui l’espace où il peut exister.  En particulier, elle peut entendre la douleur, la douleur essentielle des humains ; en même temps qu’elle peut entendre la vérité qui habite tout humain, y compris quand elle s’égare dans l’illusion ou le mensonge. L’écoute écoute la lumière, elle est cette foi qu’en chaque humain cette lumière demeure, fût-elle enfouie sous la cendre. »[24]

 L’écoute n’a rien d’une neutralité distante et confortable, elle est de l’ordre du don mutuel : « Mais écouter c’est aussi recevoir, puisque c’est accueillir ce don précieux que l’autre me fait – d’être là.  L’écoute est la reconnaissance du don de la présence, jusque dans le cas où cette présence est douloureuse. »[25]

Carl Rogers parlait de la relation comme d’une collaboration. Cette réciprocité implique deux interlocuteurs.  N’est-ce pas ce que veut signifier Maurice Bellet lorsqu’il écrit :

« Toutefois, prétendre se tenir en l’écoute est suspect.  Ce serait vouloir se tenir à distance, prétendre à une position de critique ou d’analyste, s’installer dans une dissymétrie de la relation. Habiter la parole, c’est aussi parler, non par contrainte ou prétention, mais par respect de la parole, qui est échange. »[26]

 Cette réciprocité qui ne peut se limiter à la seule écoute, c’est bien ce que voulait signifier ce détenu lorsqu’il répliquait : « Vous me demandez de parler de moi, mais parlez-moi aussi de vous ! ».

Et cet évènement de parole suppose un  lâcher prise, un renoncement à la moindre emprise. Il ne s’agit pas de délivrer une parole qui exige un retour, mais de «  l’habiter » et de l’offrir :

« Et dans cette humilité et désappropriation que j’ai dites, où ce qui parle par moi n’est pas à moi, ce que je donne ne peut que m’être donné. Cette parole-là vient comme elle vient, si elle veut, comme elle veut, dans les limites qui tiennent à moi, pour ceux à qui il m’est donné de parler. C’est offert…Et chacun prend ce qu’il veut, comme il veut, pour en faire ce qu’il veut ; ou ne prend rien.  Ce que je puis rencontrer de meilleur, c’est que ma parole éveille en l’autre la parole, c’est que par moi vienne à lui cette puissance de parler qui deviendra en lui sa parole propre, peut-être éloignée de la mienne, peut-être opposée, mais vive. »[27]

Cette expérience de la parole vive qui va et vient entre les deux interlocuteurs est un moment aussi rare qu’émouvant[28]. Et cette parole qui naît du silence de l’écoute peut en appeler aux ressorts les plus intimes de l’être, au principe même de l’humain :

« C’est par le refus de voir les humains s’engloutir dans la mort…que la parole se fait brûlante, qu’elle devient cet appel à la vie qui ne se compromet plus, ne pactise plus, ne mesure plus ; qu’elle se fait glaive, mais à la façon de l’instrument du chirurgien, qui sépare la chair mortifère du cancer de la chair merveilleuse du vivant… Cette parole-là est si peu résignée au malheur des humains qu’elle révèle leur violence, fait du même coup lever l’exigence inaperçue, casse les bonnes consciences, appelle si haut et si fort que toute éthique en est transie d’impuissance….Elle est cette critique de feu qui sépare en tout l’amour et le meurtre… » [29]

Encore une fois, cette parole n’est pas imposée, elle surgit si libre cours lui est laissé, elle ne peut être qu’offerte et accueillie. Je crois qu’ici est retrouvée, en d’autres termes, la notion d’empathie si chère à Carl Rogers, ce cœur-à-cœur qui met en relation les personnes dans un climat de confiance – d’amour – tel qu’elles se permettent de se mettre en mouvement, d’avancer. Quel est ce dénominateur commun qui permet ce miracle ?  L’humain dont je crois, envers et contre tout, qu’il  survit à toutes les tempêtes.  Mais cette humanité reste bien ténue et fragile :

Ou bien il  (ce minimum commun) est fixé à un contenu en effet minimal, qui est toujours trop peu, qui est fragile, qui ne résiste pas aux déferlements de la violence, ou les recouvre, ou s’en accommode hypocritement. Ou bien il a toute la force d’un principe de vie, il désigne le « ce sans quoi » une humanité se déshumanise, mais alors son contenu croît avec l’affrontement de la violence, il devient une exigence infiniment ouverte pour que règne entre les humains la parole vive, et par elle cette relation juste que le mot « amour » devrait désigner. » [30]

Est-ce ce minimum commun, ce fond d’humanité que je pressens lorsque je me retrouve devant un détenu qui a commis des délits qualifiés de « monstrueux », qui me reçoit de façon cordiale et non feinte, et que je vois se conduire avec d’autres intervenants tout à fait civilement et même aimablement ?

Ainsi, je me retrouve devant ce regard positif inconditionnel comme devant un chantier toujours ouvert et non  un acquis confortable : il doit s’appuyer sur une congruence toujours à vérifier et à clarifier et trouve son accomplissement dans la considération empathique libre de tout désir d’emprise sur l’autre. Confronté à mes limites, je prends conscience que le lâcher prise est essentiel dans le regard positif inconditionnel et dans l’Approche Centrée sur la Personne, pour  être présent à la présence de l’autre et donner le meilleur de soi-même.  Ce meilleur, je ne le découvre pas par mes propres efforts – non pas inutiles, certes, mais bien piètres -, mais c’est l’autre qui me le donne dans l’imprévu et l’étrange d’un échange où silence d’écoute et parole sont les deux faces d’une même présence.

Cela exige un dépouillement de moi, des renoncements qui empruntent des chemins étranges – de traverse ? -. Je voudrais simplement que la vie ne soit pas éteinte, prisonnière, mais qu’elle ait libre cours et reprenne son envol. « Lâcher prise, c’est craindre moins et aimer davantage. »  [31]     

 

NOTES

 [1] Cf. par exemple : PERETTI André de,  Pensée et vérité de Carl Rogers, « Nouvelle Recherche », Privat, Toulouse 1974,  p. 190.

[2] ROGERS C. R., L’approche centrée sur la personne, Anthologie de textes présentés par Howard KIRSCHENBAUM et Valérie LAND HENDERSON, édit. Randin, Lausanne 2001, p. 167 ou encore p. 273.

[3] J’emploie les termes d’« écoutant » et « d’écouté » de préférence à ceux de « thérapeute » et de « client », car les rencontres que j’envisagerai par la suite en milieu carcéral ne sont absolument pas motivées par un souci de thérapie, même si certaines incidences peuvent présenter un caractère thérapeutique.  Le terme d’« interlocuteur »  suggère une idée d’égalité : j’y reviendrai par la suite.

[4] BONSERGENT Hélène, L’approche centrée sur la personne  dans : Fédération Française de Psychothérapie, Pourquoi la psychothérapie ? Fondements, méthodes, applications,  Sous la direction de Tan Nguyen (collectif), Dunod, Paris , 2005, p. 106. J’entends le terme « libérale » dans le sens étymologique : « digne d’un homme libre », repris dans un sens psychologique, comme l’explique Alain Rey dans son dictionnaire historique.

[5]  Le Préambule du Code de déontologie des psychologues (25 Mars 1996) commence ainsi : « Le respect de la personne dans sa dimension psychique est un droit inaliénable. Sa reconnaissance fonde l’action des psychologues. » Ce principe est, par ailleurs,  cité dans : BENONY Hervé, CHAHRAOUI Khadija, L’entretien clinique,  Dunod, Paris, 1999, p. 18

[6] id., p.41.

[7] ROGERS Carl R., o.c., p. 259, n.1

[8]  Ce terme de « dialectique » est utilisé et justifié par André de Peretti : cf. PERETTI A. de, o.c., pp.197s.

[9]  id., p. 186 et p. 2OO, n. 7

[10]  ROGERS C. R., o.c., pp. 257s.

[11]  PERETTI  A. de, o.c., p. 186

[12]  id., p. 187.

[13]  Hélène Bonsergent souligne que les  notions de respect et d’acceptation «  concernent non pas leur forme « civile », mais leur aspect psychothérapeutique » : BONSERGENT H.,  o.c.,  p. 106

[14]  Ceci s’inspire d’André de Peretti lorsqu’il débat de la difficulté d’une considération idéale et de son insuffisance à elle seule : cf. PERETTI, o.c., pp. 192-194.

[15]  LEROY Catherine-Marie, Martin Buber, précurseur du personnalisme dans la revue : Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, n° 1, juin 2005, pp. 67-72.  M. Buber et C. Rogers se sont rencontrés en 1957. Au sujet de leur dialogue, si fructueux, cf. PERRETI, o.c., pp. 90-92.

[16]  id., p. 68.

[17]  BAUDIQUEY Paul, Pleins signes,  Les Editions du Cerf, Paris, 1986,  pp. 24s. Les mots mis en majuscules le sont par l’auteur lui-même

[18]  Pour reprendre le titre « Dedans dehors » de la revue de l’Observatoire international des prisons (OIP), section française.

[19]  Le seul infini qui s’offre à la vue du prisonnier est le ciel au-dessus de sa tête. C’est le même environnement  dans lequel vivent les moines : le cloître, symbole de la vie monacale, rappelle leur retrait du monde et ne leur permet que l’échappée vers le haut. La prison et la vie claustrale offrent, d’ailleurs, d’autres similitudes que j’espère, un jour, pouvoir inventorier.

[20]  Pour preuve, le désaccord que font parfois sentir aux aumôniers  certains membres du personnel pénitentiaire.

[21]  CLAUDEL Philippe, Le bruit des trousseaux, Editions A vue d’œil, Cergy-Pontoise, 2005, p.­ 61.  L’auteur du livre « Les âmes grises »  est allé donner des cours de français en prison durant onze années, et ce chaque semaine. C’est cette expérience  qu’il relate dans « Le bruit des trousseaux ».

[22]  BELLET Maurice, Le meurtre de la parole ou l’épreuve du dialogue,  Bayard, Paris 2006, p. 10. Je m’inspirerai beaucoup de cet ouvrage dans les pages qui suivent. Ce faisant, je ne m’éloigne pas de Carl Rogers : au contraire, les deux auteurs se rejoignent dans la même vision humaniste !

[23]  Id.,  pp. 10s.

[24]  BELLET M., o.c.,  pp. 123s.

[25]  id., p. 124.

[26]  Id.,  pp. 125s.

[27]  id.,  pp. 126s.

[28]  Je me souviens de l’émotion d’une de nos facilitatrices,  Polly  Iossifides, lorsqu’au cours d’un intensif, elle évoquait ces moments privilégiés comme des évènements magiques, mystiques !

[29]  BELLET M., o.c.,  pp. 131s.

[30]  BELLET M.,  o.c.,  p. 131.

[31]  Je crois que l’auteur en est Jacques Salomé, mais je n’ai pu le vérifier.

L’auteur:

Dominique Mimberg

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