Transcription d’un entretien thérapeutique entre le psychologue nord-américain Carl Rogers et Miss Mun, l’une de ses clientes. Cet entretien fait partie d’un ensemble de plusieurs séances. Ce verbatim est la séance N° 17.

Carl Rogers introduit la séance et fait un commentaire à la fin.

L’entretien a été filmé en 1954, en noir et blanc, mais le film n’est malheureusement pas en ligne à ce jour (2023).

Pour en savoir plus sur l’Approche de Carl Rogers, voir une vidéo en cliquant ici.

Carl Rogers et Miss Mun

Entretien de Carl Rogers et Miss Mun

Séance 17 (1954)

INTRODUCTION DE CARL ROGERS

Je crois que vous tirerez plus de profit de cet entretien thérapeutique préparé par le Dr. Reuben H. Segal et moi-même si vous lisez les commentaires qui suivent avant d’écouter la bande ou de lire la transcription.

Tout d’abord, un mot au sujet de la cliente :

Miss Mun est une femme proche de la quarantaine qui exerce une profession. Elle est venue chercher une aide d’abord pour des problèmes physiques et psychologiques. Elle était tendue, fatiguée et déprimée; et, selon son médecin, ces symptômes physiques étaient d’origine psychologique. Elle voulait éliminer ces symptômes et atteindre plus de paix et plus de satisfaction intérieure. Elle était aussi affectée par le fait que plusieurs expériences sentimentales dans lesquelles elle s’était engagée avaient toutes mal tourné. De plus, elle était malheureuse de ses relations avec ses vieux parents. Elle avait toujours été envers eux une fille dévouée, se préoccupant de leurs besoins; pourtant elle se sentait de plus en plus insatisfaite d’elle-même quant à sa relation avec eux. C’étaient là quelques- unes des raisons pour lesquelles elle souhaitait une thérapie.

Elle eut plus de quinze entretiens avec un autre thérapeute; quand il devint indisponible, elle exprima le désir de poursuivre avec un autre. Elle me connaissait pour avoir suivi certains de mes cours et je lui donnai mon accord pour être son thérapeute. L’entretien que vous allez entendre est la 17ème session que j’ai eue avec elle.

Vous comprendrez peut-être mieux certains passages si vous savez que, quelques jours avant cet entretien, elle avait subi un examen médical qui déboucha sur des éventualités inquiétantes.
Au cours de l’entretien, Miss Mun explore et vit différents sentiments et notamment son hostilité envers les femmes et envers sa mère; l’impossibilité de répondre aux interminables demandes de son père, et la terrible solitude qu’elle éprouve face à l’éventualité d’une maladie grave. La cliente pleure en vivant cette totale solitude dans sa peur; elle exprime aussi des sentiments positifs au moment où elle se rend compte que le thérapeute est avec elle dans sa solitude.

A la fin de l’entrevue, après que la cliente soit sortie, je donne en annexe ma réaction immédiate à ce qui s’est passé entre nous pendant une heure.

Comment utiliser cet enregistrement pour la formation ?

Naturellement chaque personne utilisera la bande différemment des autres; cependant voici quelque suggestions que vous pourrez trouver utiles si vous êtes parmi ceux qui désirent devenir praticiens ou thérapeutes.

Peut-être pourriez-vous arrêter la bande fréquemment afin de formuler la réponse que vous auriez faite à ce que dit Miss Mun (ou lorsque vous lisez la transcription, vous pouvez cacher la réponse du thérapeute et imaginer votre réponse à vous. Ndt). Vous pourrez alors comparer vos réponses avec la mienne et examiner les raisons probables des différences que vous constaterez entre elles. Dans une certaine mesure, cette manière de faire est artificielle puisque l’interaction est influencée par ma réponse et non par la vôtre. Néanmoins nombreux sont ceux qui trouvent cette façon de faire utile.

Vous pouvez aussi vouloir comprendre plus exactement le but que je cherche à atteindre par mes réponses d’acceptation et d’empathie. Vous pouvez le faire très facilement en lisant mon livre « Client centered therapy ” (Houghton Mifflin, 1951), particulièrement les chapitres 2, 3, et 4.

Vous pourrez trouver une expérience d’empathie très profitable à noter les thèmes principaux des sentiments constatés dans l’entretien dans l’ordre où ils sont apparus, en les rectifiant à la première personne et en utilisant les expressions mêmes de la cliente.

Vous vous apercevrez sans doute que chaque fois que vous écouterez la bande, vous trouverez dans l’interaction des significations nouvelles. Si vous participez à un programme de formation à la thérapie, il vous sera utile de repasser la bande à des intervalles de plusieurs mois pour voir quelles nouvelles significations vous y aurez trouvé.

Vous trouverez sans doute utile d’essayer de comprendre comment des thérapeutes d’autres tendances auraient réagi s’ils avaient été impliqués. Quelles auraient été les réactions d’un analyste Freudien, d’un Adlerien ou d’un thérapeute directif?

Enfin, naturellement, cet enregistrement vous sera particulièrement utile si vous pouvez en discuter avec d’autres personnes participant à la même formation ou partageant l’intérêt que vous y portez.

INFORMATIONS TECHNIQUES

Pour ceux qui aimeraient savoir comment cet entretien a été enregistré, voici les faits. La cliente a donné son accord pour rencontrer le thérapeute un certain nombre de fois dans une pièce aménagée spécialement à “l’Illinois Neuropsychiatric Institute” (dont la coopération a été grandement appréciée). Elle a donné son accord pour que certains entretiens soient filmés ou enregistrés ou l’un et l’autre, mais sans savoir si tel ou tel d’entre eux l’était. L’entretien que vous allez entendre a été filmé avec une caméra spéciale. Le film documentaire de l’entretien complet est disponible sous le même titre au Psychological Cinema Register, Pennsylvvania State University, University Park, Pennsylvania. En même temps qu’il était filmé, l’entretien était enregistré sur un magnétophone Ampex et l’enregistrement que voici est une reproduction de la bande Ampex. La caméra et le magnétophone étaient installés dans une salle spéciale et la pièce où se déroulait l’entretien était suffisamment isolée pour que ni le client ni le thérapeute ne sachent si les appareils fonctionnaient ou non.

C= Cliente

T= Thérapeute (Carl Rogers)

 

TRANSCRIPTION DE LA SEANCE AVEC MISS MUN

C1 La dernière chose dont j’ai parlé la dernière fois, ce sentiment de devoir … d’être obligée de … d’être en quelque sorte responsable de cette personne, et en même temps le sentiment d’être confrontée à des exigences auxquelles j’étais incapable de répondre, il me semble que cette semaine j’ai compris ce que cela voulait dire. Qu’est-ce qui m’oblige à agir ainsi? J’ai atteint mes limites; voilà où elles sont et c’est ainsi. Ce serait bien mieux pour moi de les admettre, d’en tenir compte et d’en parler ouvertement plutôt que de manifester de l’hostilité parce que je ne vois pas clairement où elles se situent et… Je crois que c’est ça ce que j’ai enfin compris. Je me dis que si, peut-être, j’acceptais le fait que j’ai besoin de limites, qu’il faut que j’en aie, si je les précisais, je n’éprouverais pas autant d’hostilité. Et je crois bien qu’en fait, cela concerne une très grande partie de ma vie. Je crois que ça a été très difficile pour moi de poser mes limites, de m’en sentir le droit. Je me suis, pour ainsi dire, aventurée très loin sans savoir me retrancher derrière mes limites.

T1 C’est comme si vous n’aviez jamais rien eu pour vous protéger, pour protéger vos sentiments, comme si vous n’y aviez pas eu droit. On vous demande quelque chose, vous le donnez, un point c’est tout.

C2 Quand j’y repense, je n’ai pas en tête un exemple particulier, mais je peux très bien évoquer les nombreuses fois où, en gros, je ressentais le devoir de faire quelque chose, comme un appel à me porter volontaire, comme s’il fallait que ce soit moi qui assume la responsabilité. Tant de choses s’accumulaient alors que je me sentais submergée d’avoir tant à faire. Tout ça me contrariait et j’en voulais aux gens, alors qu’en réalité c’est à moi-même, et à personne d’autre, que je devais m’en prendre. Naturellement c’est un tout … c’est une façon de… on a l’air d’être d’accord pour faire les choses, d’être gentil, en fait je crois que c’est vraiment de l’obstination que de penser qu’on peut faire tout ça, que je pouvais faire tout ça, de croire qu’on n’a pas de limites.

T2 Si bien que, même si ça a l’air si généreux, si raisonnable et tout, en fait ça implique un joli sentiment presque d’égoïsme à l’égard de vous-même, le sentiment que vous êtes capable d’assumer la responsabilité de tant de choses, de donner tout ce qu’on vous demande.

C3 Je crois bien que ça va être une espèce de soulagement de sentir que je n’ai pas à être ce genre de personne qui est capable de faire tout ce que tout le monde demande, ou même tout ce que moi je voudrais faire. Comme si j’allais regarder les choses en face, essayer de me rendre compte du point où sont mes limites, de ce que je suis capable de faire et de ce qui est trop pour moi.

T3 Pour vous, c’est comme un gros poids en moins de se dire: ” Je peux faire un tri des choses que je peux et que je veux faire. Je n’ai pas à faire tout ce qu’on me demande, pas même tout ce que j’exige de moi-même”.

C4 Et j’imagine qu’il doit falloir s’y habituer. Je ne sais pas. Je vais peut-être m’en apercevoir; je ne sais pas. Je crois que je m’en rends compte parce que ça en fait partie. J’ai l’impression que ce qui va se passer, c’est que ça va me sauter aux yeux. Je veux dire que c’est à ce moment-là qu’il me faudra poser mes limites.

T4 Je crois saisir ce que vous voulez dire par là. Ce n’est sans doute pas une chose qu’on planifie. Juste au moment où quelque chose surviendra vous sentirez : “C’est plus que ce que je peux faire ou plus que ce que j’ai envie de faire” ou quelque chose comme ça. Est-ce que… ?

C5 Oui, j’espère que ça se passera comme ça. Je ne suis pas vraiment sûre, non je crois, pas vraiment sûre de la manière dont ça va se passer. J’aimerais bien que ce soit ça, pour que je m’en aperçoive tout de suite plutôt que de faire… plutôt que de sentir que ça va venir après que je commence à faire ce qu’on me demande et puis que je change d’avis ensuite.

T5. Quand on vous demande quelque chose, vous aimeriez avoir conscience de vos sentiments tout de suite dès que ça arrive, plutôt que d’avoir ces idées bien claires plus tard.

C6 Oui, je crois que c’est ce que j’espère, que ce sera ça, de façon que je ne me trouve pas déjà engagée. Et j’ai pris conscience de moi, pas tellement en ce moment même, mais il n’y a pas si longtemps, quelque chose comme l’an dernier peut-être. Je me suis vue un peu comme quelqu’un qui à certain moment a vraiment pas mal d’hostilité; ça remonte quand je suis fatiguée ou quand j’ai quelque chose et que je n’ai pas beaucoup de défense. J’aimerais aller au fond de ça et je suis sûre que c’est de ça qu’on vient de parler.

T6 Mais vous êtes tout à fait sûre que vous éprouvez souvent une bonne dose de colère et à ce sujet-là et à d’autres aussi et vous aimeriez approfondir d’où viennent ces sentiments.

C7 Récemment j’ai eu un peu l’impression que contrairement à ce que je croyais, je me sens comme hostile à l’égard des femmes si elles sont en groupe; c’est comme si elles me fatiguaient. Je suis dans un club où il n’y a que des femmes et elles ont une réunion d’affaires. J’en ai si vite assez de… de la manière dont elles prennent les choses; et je me plais vraiment bien dans un groupe mixte, dans un groupe où il y a beaucoup plus d’hommes. Je me demande ce que ça veut dire parce que au sens traditionnel du mot, je me suis toujours bien “entendue” avec ma mère. On se ressemble paraît-il; on a toujours eu des relations très bonnes et très amicales; aussi je ne vois pas bien le rapport à cet égard et pourtant … Mercredi dernier ça m’a frappée. Je devais me faire radiographier. J’étais dans une salle d’attente avec d’autres femmes. J’avais apporté du travail pensant que comme ça je pourrais passer le temps. Elles étaient presque hystériques. Je sais, j’étais nerveuse. J’avais une peur folle; mais elles, elles se laissaient tellement aller que je m’en trouvais plus mal que je ne le sentais au fond. Ces bonnes femmes, qu’est-ce qui leur prend? Je me disais que ça serait tellement plus tranquille si j’étais assise avec un groupe d’hommes, comme on serait plus à l’aise, on sentirait une espèce de réconfort. J’ai l’impression que leur manière de fonctionner est moins hystérique.

T7 Vous vous êtes rendu compte que même si vous n’en voyiez pas la raison dans votre passé, assez souvent quand même votre impression sur les femmes c’est: “Ce qu’elles m’embêtent”.

C8 Pourtant d’un autre côté, j’ai vraiment de très bonnes amies que j’aime beaucoup. Mais quand je ne les connais pas… comme c’était le cas avec ce

groupe… à vrai dire ça ne se passe pas toujours comme ça, non. Ces clubs aussi, je crois qu’ils marchent avec des femmes inefficaces un peu tête en l’air.

T8 Comme si pour vous les femmes en général, ou les femmes en groupe “Zut: Qu’elles aillent se faire voir ailleurs !”

C9 Et d’un certain sens, je crois que c’est une espèce de soulagement de me rendre compte que je me plais réellement bien dans la compagnie des hommes et que je les aime bien. Oui, vous voyez, c’est vrai, je les aime bien. Et je crois que je suis comme contente de… oui, de m’en rendre compte et d’être capable de le dire. D’un autre côté je suis un peu … oui je n’aime pas me sentir aussi… comme agacée par les femmes. Oui, je ne sais pas mais quand je pense aux clubs de femmes, je ne crois pas que j’aie envie d’avoir grand-chose à faire avec eux.

T9 C’est en somme agréable d’être capable de dire : “Oui, j’aime les hommes”. Et j’ai l’impression que votre première réaction est de dire: “Oui, je pense bien que je ne devrais pas détester les femmes” mais voilà, quand vous repensez à certaines circonstances, vous ressentez un petit “Aah…zut !”

C10 Je ne sais vraiment pas quoi faire car je constate que je me plais avec des amies, j’aime faire des choses avec elles et pourtant, après, j’éprouve cet agacement.

T10 Et vous vous trouvez avec deux sortes de sentiments contradictoires. “Il y a des femmes que j’aime beaucoup et je me sens très mal à l’aise avec les femmes en général. Alors qu’est-ce que je peux y faire ?”.

C11 Probablement, rester à l’écart des femmes en général. Ne pas me mêler d’organisations de femmes. Ça a l’air tout simple. On dirait quelque chose de facile à expliquer. La question est de savoir si je commence, que ce soit important ou pas.

T11 Mais vous vous sentez comme attirée par la question “Pourquoi j’éprouve ça?”.

C12 Peut-être quand j’y pense ça me rappelle le temps où j’étais toute petite fille; ma grand-mère habitait avec nous; et je crois qu’elle était la vraie belle-mère de la pire espèce. C’était la mère de mon père et j’ai l’impression qu’aussi loin que je m’en souvienne, je me rendais très bien compte que les rapports entre elle et ma mère étaient des plus mauvais. Ma mère avait toujours le dessous. Ça m’ennuyait beaucoup pour elle. A vrai dire, quand je pense à mon enfance je me rappelle comme j’étais inquiète pour elle quand je la voyais absolument incapable de faire face à la situation. Il y a des moments où j’ai l’impression de n’avoir jamais eu de véritable jeunesse tant j’étais inquiète. Je sais bien que d’autres enfants ont eu, eux aussi, ce genre de soucis, mais pour moi, c’était un peu comme si j’avais été l’aînée de ma mère tant je me sentais mal de la voir incapable d’être heureuse, incapable de tenir tête à cette vieille dame qui n’était rien d’autre qu’un tyran dominateur et méchant; en même temps que j’étais furieuse contre ma grand-mère pour ce qu’elle faisait subir à ma mère, j’avais de la peine pour elle aussi. Toutes ces émotions contradictoires, c’était vraiment trop pour une enfant.

T12 C’est un peu comme si tous ces sentiments mêlés de colère contre votre grand-mère et de peine aussi pour elle, et de vous sentir inquiète pour votre mère et responsable d’elle vous avaient pour ainsi dire privée de toute véritable enfance.

C13 Je me demande si, peut-être, sans le savoir, je ne leur en ai pas voulu pour n’avoir pas trouvé le moyen de s’arranger d’une autre façon. Je veux dire : pourquoi ma mère avait-elle à supporter tout cela ? Si elle avait mis une limite, peut-être que ça ne serait pas arrivé.

T13 Peut-être avez-vous éprouvé une rancune sous jacente envers elle en vous posant la question :”pourquoi n’a-t-elle pas réglé ça, ou, pourquoi n’a-t- elle pas mis une limite au niveau de soumission qu’elle pouvait supporter? ” ou quelque chose de semblable. En un mot, votre question n’est-elle pas:”pourquoi ne se conduit-elle pas en adulte ?”

C14 Je ne sais pas, peut-être que ça m’a fait perdre confiance dans la capacité des adultes à maîtriser les situations tant ça me semblait un vrai gâchis. Ça me faisait vivre de terribles expériences parce que cette lutte sourde entre elles débordait parfois; alors mon père s’en mêlait et se mettait en colère. C’était sa manière de prendre les choses. C’était tout simplement horrible. Je me disais alors qu’il allait partir et s’en aller pour de bon et que tout allait s’écrouler.

T14 Est-ce que je comprends bien? Vous aviez l’impression que s’il partait, ce serait le chaos total et que personne ne pourrait prendre les choses en main.

C15 Oui, j’ai l’impression que c’est ça. Je crois que je n’y avais jamais pensé avant. C’est que quand je pense à ces moments-là, quand il intervenait, en colère, en furie même, j’avais l’impression qu’il pourrait … Je me rappelle une fois, il portait des pantoufles, il les a enlevées pour mettre des souliers. Il a dit qu’il partait et j’ai pensé que c’était le pire qui pouvait arriver. Et parmi tous ces sentiments que j’avais au sujet de mon père il y avait un grand désir d’avoir avec lui une bonne relation; je crois qu’une part de mon trouble vient de ce que, alors que j’avais tant envie qu’il s’occupe de moi, moi je ne recevais pas ce que je désirais vraiment beaucoup. Alors j’ai continué d’essayer de l’obtenir peut-être même encore aujourd’hui. Parce que je remarque ce qui arrivait quand j’allais en vacances ou ailleurs: la première chose que j’avais envie de faire, c’était de lui acheter un cadeau et de le lui envoyer, comme si, oh : ma mère comprendrait, mais un peu comme si je voulais faire pour lui quelque chose de spécial, comme si je continuais d’essayer, d’essayer encore.

T15 Vous avez l’impression que pendant tout ce temps-là et même encore dans une certaine mesure aujourd’hui, vous désirez intensément qu’il s’occupe de vous; et cela a une influence sur bon nombre des choses que vous faites.

C16 Et d’une certaine façon je me rends compte qu’il le fait, c’est-à-dire c’est ce qu’il dirait s’il était là; mais pour moi ce n’est pas vraiment ça s’occuper de quelqu’un; ça, c’est pour ainsi dire des mots ou alors c’est s’occuper de quelqu’un en s’accrochant à lui, en le contrôlant complètement; c’est effrayant pour moi.

T16 Est-ce que je traduis bien ce que vous dites ? Peut-être qu’il vous aime mais du moins tout ce que vous percevez ce sont seulement des mots et des demandes.

C17 Et des demandes auxquelles je me sens tout simplement trop fatiguée pour répondre ; en quelque sorte, c’est vraiment trop.

T17 “C’est un sentiment désespérant de ne pas pouvoir répondre à ce qu’il attend et à ce qu’il demande de moi”.

C18 Si je le fais une fois, il demande autre chose, puis une autre et encore une autre. Et je n’arrive jamais à répondre à tout. C’est une demande sans fin.

T18 Ça vous fatigue même maintenant de penser à cette chaîne sans fin de demandes insatiables.

C19 Quand on pense au genre de mère qu’il a eu, oui, c’est probable, je crois que dans chaque femme, il essaie peut-être simplement de trouver une mère; parce que sa manière d’être un mari c’était de… de demander énormément à ma mère, simplement pour qu’elle le serve. Et ça aussi c’est encore une chose qui me rend folle après ma mère: c’est qu’elle l’a fait au point qu’elle s’est presque détruite elle-même et que physiquement elle s’est usée.

T19 Ça, c’est un autre de ces sentiments pour lesquels vous en voulez aux femmes. Dans le cas de votre mère, toutes les fois où votre père lui a demandé de le servir ou de l’aider, elle a cédé.

C20 Et là aussi, si elle avait posé ses limites, il les aurait sans doute acceptées. Mais justement elle ne l’a pas fait.

T20 Vous avez l’impression que si elle avait été capable de se dire à elle-même “j’irai jusqu’à ce point et pas au-delà” ça se serait sans doute bien passé.

C21 Oui, parce qu’il la respectait quand elle mettait une limite; c’est arrivé occasionnellement qu’elle le fasse; alors c’était comme ça et pas autrement. Mais elle ne l’a pas fait bien souvent. Et naturellement j’ai toujours eu l’impression d’être un peu comme elle en somme, soumise et sans limites.

T21 En un sens, vous vous dites : “Me voilà en train de me conformer au genre de modèle qu’elle a adopté”.

C22 Et je ne l’aime pas ce modèle, même si elle je l’aime beaucoup. J’ai l’impression qu’elle a toléré qu’on profite d’elle d’une manière qu’elle n’avait pas à supporter.

T22 Ce que vous dites, si je ne me trompe, c’est :”Je n’ai pas de respect pour la manière dont elle a essayé de répondre à tout ce qu’on lui a demandé”.

C23 Et vraiment je n’ai pas envie de faire la même chose; je me rends compte que ce n’est pas une bonne manière d’être, et pourtant, c’est ce qu’il faut être si vous voulez qu’on vous apprécie bien et qu’on vous aime.

T23 Des sentiments vraiment contradictoires :”Je ne veux pas être celle qui répond à toutes les demandes et pourtant c’est ma seule chance d’être aimée”.

C24 Et pourtant qui voudrait aimer quelqu’un d’aussi insipide.

T24 Qui serait amoureux d’une femme “paillasson” ?

C25 Je ne voudrais pas être aimée par le genre d’homme qui serait capable d’être amoureux d’un “paillasson”. Je pense aussi que sans doute, elle aurait pu mieux se débrouiller avec ma grand-mère. Je veux dire qu’elle aurait pu refuser de supporter tout ce quelle a supporté, tout ce qu’elle a souffert et elle aurait pu m’épargner tout ce que j’ai souffert parce que moi, j’ai terriblement souffert de me faire perpétuellement du souci pour ma mère.

T25 Vous dites si je comprends bien : “Je lui reproche de n’avoir pas mieux su tenir tête à ma grand-mère, de n’avoir pas été elle-même à part entière”.

C26 Et comme empêtrée dans tout ce malheur. Et c’était sa maison; ce n’était pas celle de ma grand-mère, bien qu’on aurait cru que ça l’était, tellement tout tournait autour d’elle.

T26 En somme vous dites: “Je n’aime vraiment pas cette faiblesse chez ma mère”.

C27 Et puis ça s’est traduit d’autres manières quand on est venu ici après la mort de ma grand-mère. Ma mère avait toujours l’air de croire qu’il fallait qu’elle s’active. Tenez, même le soir dans la cuisine, il fallait qu’elle soit occupée. Et moi je me disais tout le temps :”Si seulement elle s’asseyait, si elle restait avec nous un peu comme une mère en quelque sorte au milieu de la famille, plutôt que de toujours faire quelque chose”. Et ce n’est que plus tard, j’étais déjà adulte, qu’elle a commencé à le faire, quand elle a vieilli; et je me dis que si elle l’avait fait plus tôt, quand j’étais jeune, d’une manière ou d’une autre, ça aurait eu beaucoup d’importance pour moi; parce que je n’avais pas envie d’être tout le temps occupée à quelque chose; pour elle c’était ça, être la mère. Si seulement elle avait été là rien qu’un peu plus.

T27 Vous regrettez qu’elle se soit sentie obligée de tout faire; vous auriez aimé qu’elle se détende un peu et qu’elle ait une véritable relation avec vous.

C28 J’y pensais l’autre nuit. Ce que je sentais me rendait triste. Je pensais: peut-être que j’aimerais que ma mère soit là, telle qu’elle était. Parce que, c’est vrai, elle était réconfortante quand j’étais malade, elle faisait des petites choses, des petits plats comme une crème ou quelque chose de spécial. C’était une sorte de réconfort de l’avoir près de soi, parce que je sais qu’elle n’est plus capable d’être comme ça. Je ne sais pas ce que tout ça veut dire, mais, un instant, j’ai pensé qu’elle me manquait vraiment; j’en suis au point où j’ai en quelque sorte besoin d’une mère mais que pourtant, c’est impossible.

T28 Mais même si c’esr concrètement impossible, ce que vous ressentiez, c’est:”Mon Dieu, qu’elle me manque ! Comme je voudrais qu’elle soit là pour s’occuper de moi et pour veiller sur moi !”

C29 Pourtant, en même temps, ou peu après, j’ai senti que si j’avais tout d’abord pensé ça, peut-être n’était-ce pas cela dont j’avais besoin ; peut- être était-ce une forme de compagnie en quelque sorte plus adulte plutôt que d’une mère. Mais j’avais besoin de quelque chose, ou de quelqu’un.

T29 Au fond de vous-même, vous ne vous sentiez pas réellement sûre de ce que vous désiriez: était-ce quelqu’un qui vous materne ou une forme de relation plus mûre ?

C30 Et d’un autre côté j’ai pensé… (soupir) peut-être est-ce quelque chose qu’il me faut traverser seule.

T30 Peut-être est-ce tout simplement sans espoir de vouloir établir une relation avec quelqu’un. Peut-être faut-il que je sois seule.

C31 La chose qui m’a frappée, cette semaine,c’est que je me suis sentie mieux au sujet de mon état de santé physique dont je vous ai parlé la semaine dernière; je suis devenue comme amie avec mon médecin, ce qui fait que je me sens un peu mieux (rire); on n’est plus là à se bagarrer tranquillement sans rien dire et je crois que j’ai plus de confiance en lui. J’ai lu un article là-dessus où il est dit qu’il est très difficile de faire un diagnostic. Aussi je ne lui en veux pas pour ça. Il sent qu’il doit être bien sûr de lui avant de se prononcer; c’est ça la question. On me fait des rayons et j’ai peur car il faut qu’on soit sûr que ce n’est pas un cancer. Et ça vraiment ça me fait peur. Et je crois que c’est quand je me suis mise à y penser que je me suis sentie affreusement seule.

T31 C’est vraiment quelque chose comme ça; à ce moment-là vous vous sentez terriblement seule.

C32 Et c’est vraiment une sorte de solitude effrayante car, je ne sais pas qui pourrait être avec vous dans un…

T32 Ce que vous dites c’est :”Est-il possible que quelqu’un soit avec vous dans une telle angoisse et une telle solitude ?”. C (Pleure). Ça fait tellement mal !

C33 Je ne sais pas comment ce serait si j’avais près de moi quelqu’un à qui je puisse en quelque sorte…, comme si j’avais quelqu’un sur qui je puisse m’appuyer. Je ne sais pas si je me sentirais mieux ou non. J’essayais de me dire : “Après tout c’est quelque chose qu’il faut laisser mûrir en soi, quelque chose à supporter, même rien que l’idée. J’imagine qu’il leur faudra bien deux semaines avant de savoir. Est-ce que ça m’aiderait d’avoir quelqu’un près de moi ou est-ce quelque chose où on est irrémédiablement seule ?”. Oui, c’est ça que j’ai ressenti cette semaine : cette espèce d’affreuse, d’affreuse solitude.

T33 Juste cette impression, comme si vous étiez si affreusement seule, seule au monde presque, et sans savoir, si quelqu’un pouvait vous aider, si ça vous aiderait ou non d’avoir un être sur qui vous appuyer.

C34 Probablement au fond, j’imagine qu’il y a une part de cela qu’on doit vivre seule et ça doit être pratiquement impossible de faire partager à un autre certaines des choses que l’on sent, et pourtant ça apporterait une sorte de réconfort, je crois, de ne pas être obligé d’être seule.

T34 Ça vous ferait sûrement du bien si vous pouviez faire avec quelqu’un un bon bout de chemin dans ces sentiments de solitude et d’angoisse.

C35 J’ai l’impression que c’est ce que je viens de faire.

T35 C’est peut-être ce que vous ressentez à cet instant même.

C36 Je ne crois pas que ce soit du réconfort. J’ai l’impression que ce que je ressens en ce moment c’est :”Bon, je regarde seulement le côté le plus sombre et peut-être que ce n’est pas nécessaire; c’est peut-être simplement qu’il leur faut le temps pour me rassurer; après, tout cela sera pratiquement sans importance, pourtant je n’oublierais certainement jamais ce que j’ai vécu là”. (rire) Mais ça a été quelque chose de difficile d’y penser avec optimisme et pourtant, d’ordinaire, je vois plutôt le bon côté des choses. Mais j’ai l’impression que ça, c’est quelque chose qui m’a secoué.

T36 Vous avez dû ressentir cela comme si vous viviez réellement la plus sombre éventualité bien que la réalité puisse s’avérer tout à fait autre; mais cela a été dur.

C37 Je crois que tout ça a quelque chose à voir avec l’idée de la mort ou quelque chose de semblable. Je ne sais pas. Ça impliquerait bien des choses à explorer si je voulais rentrer là-dedans; parce qu’il y a des moments où j’ai senti que si je devais désormais vivre ce que j’ai vécu la semaine dernière, je n’aurais pas envie de tenir longtemps. D’un côté il y a ça, mais de l’autre il y a aussi le fait que je ne veux pas envisager la mort.

T37 Le sentiment très net de ne pas vouloir regarder cette éventualité en face.

C38 J’imagine que si j’étais vraiment malade, ce ne serait pas ça le pire. Je crois que le pire ce serait la douleur; je supporte très mal la douleur.

T38 En somme, d’une certaine manière, si vous allez au fond des choses, la mort vous serait plus facile à regarder en face que la douleur.

C39 Ce qu’il y a, c’est que je ne veux me trouver confrontée ni à l’une ni à l’autre, pas maintenant en tous cas. Je fais tout mon possible pour faire ce que j’ai à faire ces jours-ci, étudier et vaquer à mes occupations normales. Je crois que je suis seulement inquiète. Ça ne va pas si mal si je ne souffre pas, si je peux l’oublier; je peux m’en tirer semble-t-il… Mais quand je souffre, la douleur se rappelle à moi pour ainsi dire continuellement. Alors, j’ai peur et je suis vraiment mal.

T39 En somme, vous vous sentez mal quand vous souffrez, quand vous êtes inquiète… quand vous avez peur.

 

COMMENTAIRE DE CARL ROGERS

Je crois m’être assez profondément engagé dans cet entretien qui vient de finir pour ne pas avoir trop de réactions intellectuelles à son sujet.

Peut-être ce sur quoi je pense pouvoir faire quelques commentaires est cette partie de l’entretien qui m’a peut-être le plus ému, quand elle se rend compte que cette relation est le genre de chose qu’elle a le plus espéré, le plus désiré.

A ce moment-là, je me suis émotionnellement très impliqué. Je crois qu’on a émis des idées bizarres et regrettables au sujet du contre-transfert en thérapie; souvent ces idées ne laissent pas place aux sentiments réels du thérapeute envers le client. J’éprouve réellement des sentiments chaleureux envers cette personne et, dans une situation comme celle-là, je les ressens avec beaucoup d’acuité ; et je sens qu’elle les reçoit elle-même aussi avec beaucoup d’acuité. Je pense qu’en un certain sens, ce qui se passe en thérapie, c’est que vous prenez assez de soin de la personne pour la laisser maîtresse de ses propres sentiments, pour la laisser vivre sa propre vie; et vous vous apercevez que ce que vous pouvez apporter de plus à l’autre personne, c’est d’être prêt à l’accompagner dans ses sentiments propres, tout en restant une personne distincte d’elle. Et je trouve qu’il y a beaucoup de cela dans cet entretien.

Une autre chose dont je voudrais parler, c’est une autre réaction que j’ai eu dès le début de l’entretien: pour moi, son visage dans les cinq ou dix premières minutes de l’entretien semblait plus relaxé, moins tendu, plus ouvert, plus vivant que je crois l’avoir jamais vu auparavant. Je ne sais pas si la caméra peut saisir des changements aussi subtils, mais il m’a semblé que le visage de la cliente n’était pas marqué de ces expressions contractées et tendues si fréquentes chez elle. Il m’a semblé qu’au lieu de cela, elle vivait plus librement son ressenti du moment. J’ai eu l’impression de sentir cela se poursuivre dans une large mesure ensuite, même si les sentiments vécus dans la dernière partie de l’entretien sont des sentiments de peur, d’effroi, sa confrontation réaliste avec certains de ces problèmes ultimes de la vie.

Il y a une autre façon de décrire ce moment fort de l’entretien quand elle se rend compte de son désir d’avoir quelqu’un qui l’accompagne dans sa crainte et sa solitude et quand elle s’aperçoit que c’est justement ce qu’elle est en train de vivre, alors que je suis à côté d’elle tandis qu’elle approfondit ce qu’elle ressent. On pourrait sans doute exprimer cela en termes plus généraux, et dire que ce que vit l’individu dans une thérapie, c’est l’expérience de l’amour reçu. Je crois qu’il n’est pas douteux que ce qu’elle vit à ce moment là, c’est en quelque sorte de se sentir aimée d’une manière non possessive, où l’on accepte que l’autre reste une personne distincte avec ses sentiments propres et sa propre manière d’être. Je crois que dans les exemples de thérapies les plus profondes et les plus réussies, c’est de cela que la personne fait réellement l’expérience.

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L’auteur:
Carl Rogers
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