Le témoignage bouleversant d’une hospitalisation en hôpital psychiatrique après une tentative de suicide.
“Voici mon expérience de la psychiatrie : celle d’un monde parallèle où les règles sont différentes et parfois surprenantes, loin de celles dont on a l’habitude dans la vie hors des murs”

Illustration de Dado Bonicel

L’autre Terre : plongée dans le monde de la psychiatrie

Toute transformation demande un sacrifice. Michel Serres défendait cette idée. Et Rogers de confirmer : « Je réalise que si j’étais stable, prudent et statique, je vivrais dans la mort. Par conséquent, j’accepte la confusion, l’incertitude, la peur ainsi que les hauts et les bas émotionnels. Parce que c’est le prix à payer pour une vie fluide, perplexe et passionnante ».

Instable, dynamique et aimant le risque, j’ai pour ma part voulu convoquer la mort. Pourtant ma vie est complexe, insolite, extatique et fluide. Tout reste à faire, mais je trouverai ma juste place.

Je sors d’une grande difficulté liée au trouble bipolaire. Et aussi, à mon absence de vigilance face à la maladie. Je la connais par cœur. Pourtant, après huit ans, je me suis laissée encore attirée par sa lumière noire. Je ne sais pas bien encore pourquoi. Pour l’heure, je laisse le « pourquoi » afin d’assurer le « comment ». Revivre.

L’expérience de la bipolarité

La dépression m’a amenée au fond de l’entonnoir. Je me suis vidée. Mon cerveau s’est contracté, mon corps s’est refusé. Un choc émotionnel a fini par me précipiter au fond du fond. Sombre et nauséabond. Froidement auparavant, j’avais fait le vide autour de moi. J’avais renoncé à mes passions, j’avais arrêté de publier mes tourments et mes rêves, j’avais cessé de me regarder dans le miroir, je peinais à me laver, je m’alimentais plus que je ne mangeais. Je me suis privée du plaisir de la bouche et de tous mes sens, j’ai soufflé un désert, grain de sable après grain de sable. Je me suis coupée de mes amis, je ne voyais plus personne. Je me suis recroquevillée, me suis faite minuscule derrière un caillou.

Le confinement due au Covid 19 est venu légitimer un isolement qui a catalysé mon repli sur moi. Face à ce brasier insoutenable, j’ai organisé ma fuite. La semaine précédant l’acte, je m’étais rasée la tête. Ce geste questionne beaucoup les médecins car il est souvent lié à des crises suicidaires. J’ai absorbé de l’alcool et des médicaments, puis je me suis pendue ; avec un rideau.

L’escalier m’a portée jusqu’à ce que l’on me découvre. Je passai cinq jours aux urgences avec la perspective d’un internement sans consentement. J’y ai échappé après trois avis médicaux différents dont les deux derniers ont confirmé ma capacité à me prendre en main et retrouver des ressources par moi-même. Grâce aussi à l’assurance de l’encadrement familial. Je ne suis pas en situation de précarité, ni de solitude ou de déchéance sociale, ni en addiction. Ces facteurs ont été décisifs.

Je suis à l’hôpital. Cela fait maintenant presque quatre semaines que je vis en secteur « protégé » avec sorties aménagées. Une seule journée hors du centre, et une heure par jour au vert. Je prends peu à peu la mesure de mon geste et de l’impact sur les personnes que j’aime. Honte et culpabilité m’ont scarifiées, comme je me suis scarifiée à coups de ronces au tout début de mon « séjour ». Une flagellation christique.  Car j’ai eu besoin de deux jours pour ne plus vivre l’hôpital comme une prison, mais comme un repos salvateur : il m’a fallu comprendre ce que voulait dire repos quand l’arsenal du ralentissement psychomoteur s’est mis en place. Je l’ai rapidement refusé. Fidèle à mon traitement pour contrer la bipolarité, je souhaitais rester digne.

Bizarrement, la question de la dignité s’est posée au moment de mon acte qui se voulait fatal. Lors de cette journée initiatique, je m’étais apprêtée pour rester digne. Je m’étais apprêtée, la maison était rangée.

 « Je est un autre » disait Rimbaud. Je ne suis « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre » renchérissait Verlaine. J’ai ouvert une autre « je ».

L’internement

Je ressens le besoin de témoigner des particularités de l’encadrement et des soins en psychiatrie. Et de ce à quoi j’assiste avec horreur :  les pathologies, les malades et les relations aux soignants. Mais également ce que je vis de bon, à titre personnel, pour ma reconstruction.

Nous sommes vingt compagnons de misère ici. Dans un lieu froid, passé jour après jour aux gestes de l’ultra propreté. Des braises entretiennent le mal être. Le feu brûle, les brûlures sont purulentes, et la fumée qui pique empêche de respirer. Les scarifications, l’angoisse et la tentation suicidaire se déguisent en fumée. Les symptômes. Le feu est le costume de la phase dépressive (de la maladie). Je dois stabiliser mon humeur. Derrière les braises, il s’agira de débouter mon sentiment d’abandon et ma faille narcissique. L’inconscient. Le pourquoi.

Les malades

Je suis surprise des différents troubles présents qui se côtoient. Je vois des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes. Plus d’hommes, je constate. Dans des chambres équipées de lits manœuvrables et avec des systèmes de contention. Moi, je suis dans une chambre « normale ». Un petit jardin permet de s’aérer, mais beaucoup y fument. Beaucoup.

Des vieilles personnes errent dans le couloir peint en violet. J’assiste aux troubles mentaux liées à la dégénérescence mentale. Un vieux sénile et kleptomane s’est immiscé dans ma chambre. Je constate la précarité, ce sont des gens « pauvres » et des « pauvres » gens, dira une aide-soignante. Qui cumulent la précarité, la solitude, le manque d’éducation parfois. Ils ne savent pas « quoi en faire ». Ils sont en surpoids ou maigres. Ils ne sont pas très soignés, ni très bien fagotés. Les familles sont déficientes à leur secours. Je ne leur ai vu aucune visite durant mon séjour.

Il y a Jeanne, qui fait son sac régulièrement et qui attend à la porte que ses enfants viennent la chercher. Mais elle n’a pas d’enfants. Elle me tutoie et me vouvoie, me connait puis ne me reconnait pas. Et puis Jean Pierre, très vieux, dépendant, qui ne cesse de quitter sa chambre au risque de casser ses os fragiles. Il ne boit pas assez. Il porte un cathéter.

/ Le pauvre corps comme une tige décharnée

/ secoue le vieux perdu, sa vie entre les doigts. 

/ Tremble encore, si las, jamais ne peut rêver, compote sur le torse il ne sera plus roi.

/Elle sont mornes les heures folles qui déjà qui se tassent,

/comme le dos fracassé du vieil hébété. Les veines pâles et flétries déjà trépassent. 

/ Elle chavirent désolées telles des fleurs brûlées. 

/ Dieu que mon cœur mouillé se serre étouffé .

/ Ma vie finira-t-elle comme la tige passée ?

/Qu’importe le fou flot, ma pensée vogue si verte,

/De ce vert tendre qui sourit  regrettant nulle perte.

Dominique se présente en “Dominique nique nique » et se fait réprimander. Il cherche toujours un dictionnaire. La dernière fois, il cherchait le mot « occlusion » dans le dictionnaire du scrabble. Suzanne est toute frêle, elle ne sait pas retourner à sa chambre. Et d’autres personnes encore que je ne vois pas car elles restent cloitrées dans leur chambre, comme moi au tout début.

Quatre jeunes hommes de moins de trente ans sont là. Marc, 22 ans, trouble bipolaire diagnostiqué après une IMV, pète les plombs : il refuse de rester là, il refuse le diagnostic. Il fracasse une porte; son gabarit est celui d’un joueur de rugby. Il se blesse et part en SAMU à Purpan pour d’autres avis médicaux. Je ne l’ai pas revu. Antoine subit des sismographies tous les deux jours. Il reste secret sur sa pathologie. Il s’ennuie. Il dort beaucoup sous l’effet des anxiolytiques. Parfois, il a du mal à articuler. Certains l’appellent le schizo.  Guillaume a peur. Il doit passer une sismographie demain. Vol au-dessus d’un nid de coucous, dit-il. Pour Stéphane, rien ne transparait.

Après meilleure connaissance entre nous et nos « coming out », il s’avère que nous sommes au moins cinq bipolaires ayant traversé une ou plusieurs crises suicidaires. Je ne peux pas ne pas parler de Lulu. Il a des accès de colère. Il parle en énumérant des résultats de match de foot et en alternant l’anglais et le français. Il crie souvent ‘non’. Son père est là tous les jours. Il est très agité ou au contraire apathique. J’ai eu une conversation une seule fois avec lui. Nous avons parlé de l’Afrique. Il m’a paru lucide à ce moment précis. Je me questionne évidemment.

Arnaud a cinquante ans. Il se gargarise de théorie des flux financiers. De règles d’analyse, pas l’intelligence artificielle, cela répond trop à des « pattern ». Il se situe dans les interstices de l’information neuronale. Mathieu est shooté, il a l’air démoralisé et peureux. Il va m’offrir un café lyophilisé. Mohammed ne sait pas utiliser son téléphone pour appeler ses enfants. Il appelle toujours un secours. Et d’autres.

Cela crie la nuit, les sonnettes s’affolent. Je flippe un soir et demande que l’on m’enferme après avoir vu un être se tordre nu dans le couloir. Quasimodo. Les résidents l’appellent Gilles pour Gilles de la Tourette. Il profère des insanités inouïes. J’ai peur qu’il rentre dans ma chambre. Je souffre ici du spectacle qu’il m’est donné à voir. Les malades ne se supportent pas entre eux en même temps qu’ils cherchent à cohabiter. On me demande pourquoi je suis là, je ne devrais pas être là, quoi. C’est un mauvais signe, je triche et j’invite le faux self que je pensais avoir occis il y a quatre ans. Je donne le change. Je ne suis pas malade. Erreur. Le graal est d’obtenir une chambre en secteur ouvert. C’est un peu comme si on sortait de tôle.

Les soins

Une routine marque les journées. Une infirmière, une aide-soignante, passent dans les chambres, elles prennent la tension, la température (Covid oblige) et distribuent les médicaments. Verre d’eau. Avaler. Les psychiatres font leur tournée. Ils sont trois pour nous vingt. Neuropsy tous les trois. La femme de ménage nettoie scrupuleusement les lieux. Et les repas sont servis : 8h, 12h, 18h. On peut aller directement à l’infirmerie en cas de besoin, ou appeler depuis la chambre. On peut demander à parler. Les blouses blanches masquées traversent le couloir dans le silence. Certains évènements créent des ruptures parfois inquiétantes. Une équipe alors surgit immédiatement pour contenir la situation. Des malades sont à maitriser physiquement. Le personnel est mis sous tension. Je sens de l’exaspération, de la fatigue. Ils sont assis ou couchés, sur un lit de camp, pour passer la nuit.

J’entends des mots durs jusqu’à un « ta gueule » à Lulu qui s’est remis à crier. Je manque de sortir de ma chambre, effarée de cette intervention. Je me ravise. Je viens de juger l’infirmier. L’équipe est là, il ne peut rein arriver à Lulu. Je ne peux prendre cette place-là. Pas ici, pas dans mon état. L’ordre est donné de lui donner un « absorbex » pour le « calmer ». Il est demandé à Suzanne, depuis l’infirmerie, de changer de sens pour retrouver sa chambre. Elle reste assise sans que personne ne vienne la voir. Une aide-soignante se plaint à haute voix des saletés scatologiques dans une chambre.

Dans cette ambiance, tant bien que mal, le personnel essaie d’œuvrer avec patience, sourire, écoute. Je le vois, c’est vrai mais leurs interventions sont variables et parfois incohérentes. Je perçois même avec horreur que certains d’entre nous mériteraient plus d’attention. Je ressens cela comme un outrage pour leur vocation. Quelle en est la raison ?

La prévalence ici est la médication, indubitablement.

Ma posture

Depuis le début, je me sens envahie par la détresse des autres. Je m’oublie. Pendant quatre jours de phase “up”, je joue au bout en train. J’ai de la compassion pour Suzanne. Je m’assois à côté d’elle sans rien dire. L’autre jour j’ai parlé des informations au sujet des municipales à Jean Pierre. J’écoute, alors que je n’ai aucune ressource pour ce faire. Je me crame toute seule. J’essaie d’être joviale et attentionnés là où le vide me semble insupportable. Là où je considère que certains sont délaissés.

Je suis encadrée par ma psychiatre, le Docteur L., et aussi et surtout par Camille l’infirmier et Lucie l’aide-soignante. Ce sont ces deux-là qui passent du temps avec moi, je ne suis ni vilipendée ni délaissée. En somme, cet encadrement a été plus doux, plus prévoyant, plus relié, plus pédagogue.

En psychiatrie, il faut empêcher la fumée. Le feu n’est pas traité, les braises encore moins.

Dado Bonicel – Décembre 2020

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L’auteur:

Dado Bonicel
Ancienne étudiant à ACP-France
Génération 16 (Février 2019-juillet 2021)