Ce texte de Carl Rogers sur l’empathie est peu connu. Il est pourtant d’un grand intérêt. Durant plusieurs années, il semble que Rogers considérait que l’attitude la plus importante était l’authenticité et la congruence. Mais en 1975, il revient sur le rôle essentiel de la compréhension empathique en thérapie. Dans cet article, il considère que l’empathie est une manière d’être qui n’a pas été appréciée à sa juste valeur.

Cet article de Carl Rogers a été initialement publié en 1975 puis repris dans son dernier livre : “A way of being” (1980, pp. 137-163). Ouvrage non traduit en français. 

Empathie une manière d'être non appréciée à sa juste valeur

 

La thèse que je soutiendrai dans cette étude est qu’il nous faut réexaminer et reconsidérer cette manière très spéciale d’être avec une autre personne que l’on a qualifiée d’empathique. Je crois que nous avons tendance à accorder trop peu d’intérêt à cet élément extrêmement important, à la fois pour comprendre la dynamique de la personne et pour effectuer des changements dans le comportement et la personnalité. Nous disposons là d’un des moyens les plus puissants et les plus délicats de nous utiliser nous-mêmes. En dépit de tout ce que l’on a pu dire et écrire à ce sujet, il s’agit d’une manière d’être que l’on voit rarement s’épanouir complètement dans une relation. Je partirai de ma propre expérience dans ce domaine, en dépit des errements qu’elle a pu comporter.

Mes hésitations personnelles

Dans mon travail de thérapeute, j’ai découvert très tôt que simplement d’écouter mon client avec la plus grande attention constituait une aide importante. Donc lorsque j’étais dans le doute sur ce que je devais faire, j’écoutais. Il me paraissait surprenant qu’une interaction sur un mode aussi passif pût avoir une si grande utilité.

Un peu plus tard, une travailleuse sociale, formée à l’école de Otto Rank, m’a aidée à apprendre que l’approche la plus efficace consistait à prêter l’écoute aux sentiments, aux émotions dont on pouvait discerner le schéma à travers les paroles du client. C’est elle, je crois, qui a suggéré que la meilleure réponse était de “réfléchir” ces sentiments vers le client – “réfléchir” devenant à la longue un terme qui m’a hérissé. A cette époque, pourtant, il contribua à améliorer mon travail de thérapeute et je lui en fus reconnaissant. (Lire à ce sujet le texte de Rogers intitulé : L’empathie et le reflet des sentiments. NDE).

Puis, je suis passé à un enseignement universitaire à plein temps et, avec l’aide d’étudiants, nous avons réussi à enregistrer des entretiens. Je ne pense pas exagérer en parlant de l’excitation dans laquelle nous plongeait ce que nous étions en train d’apprendre; rassemblés autour de la machine qui nous permettait de nous écouter, nous faisions passer et repasser quelque fragment embarrassant où l’entretien, de toute évidence, s’égarait, ou bien les moments au cours desquels le client progressait de manière significative (Je considère encore ce procédé comme la meilleure façon pour le thérapeute d’apprendre à se perfectionner). Nous avons retiré de ces enregistrements de nombreuses leçons, notamment que prêter l’écoute aux sentiments et les “réfléchir”, était un processus immensément complexe. Nous avons découvert que l’on pouvait démarquer la réponse du thérapeute qui transformait un courant d’expression riche de sens fructueux en une expression superficielle dénuée d’intérêt. De même nous avons pu repérer la remarque qui orientait le discours terne et décousu d’un client vers une exploration centrée sur lui-même.

Dans un tel contexte d’apprentissage, il est devenu naturel de faire porter l’accent davantage sur le contenu de la réponse du thérapeute que sur la qualité empathique de son écoute. C’est ainsi que nous sommes devenus de plus en plus conscients des techniques utilisées par le l’écoutant ou par le thérapeute. Nous sommes devenus des experts de l’analyse — dans le plus infime détail — du processus de flux et de reflux à l’oeuvre dans chaque entretien, et nous avons tiré un gain énorme de cette étude microscopique.

Cependant, cette tendance, qui nous a conduit à nous concentrer sur les réponses du thérapeute a eu des conséquences qui m’ont épouvanté. J’avais déjà connu des réactions hostiles, mais cette fois, les réactions ont été pires. En quelques années, toute cette approche aboutit à être connue comme une technique : “La thérapeutique non-directive”, a-t-on dit, “est une technique qui consiste à refléter les sentiments du client” ; ou, pis encore, on l’a caricaturée : “Dans la thérapie non-directive, on répète les derniers mots que le client a prononcés”. J’ai été tellement consterné par cette absurde déformation de notre approche que, pendant un certain nombre d’année, je n’ai presque plus rien dit de l’écoute empathique et lorsque je l’ai fait, cela a été pour mettre l’accent sur l’attitude qu’elle exprime, sans ajouter de commentaires sur la manière dont elle pourrait se réaliser dans la relation. J’ai préféré parler des attitudes de considération positive et de congruence du thérapeute, que j’ai posées avec l’empathie, comme hypothèse à la base du développement du processus thérapeutique. Ces deux concepts, eux aussi, ont été souvent mal compris, mais au moins, ils n’ont pas donné lieu à  autant de caricatures.

Le besoin actuel

Avec les années, cependant, une preuve fondée sur la recherche s’impose de plus en plus : elle nous mène à conclure qu’un haut niveau d’empathie dans une relation est probablement le facteur le plus puissant pour faciliter le changement et/ou l’apprentissage. Voilà pourquoi je crois qu’il est temps pour moi d’oublier les caricatures et les interprétations erronées du passé et de porter un regard neuf sur l’empathie.

Il y a aussi une autre raison pour laquelle le moment est venu de le faire. Au cours des dix ou vingt dernières années, de nombreuses approches thérapeutiques nouvelles ont occupé le devant de la scène aux Etats-Unis : gestalt-thérapie, psychodrame, cri primal, bio-énergie, thérapie rationnelle-émotive, analyse transactionnelle sont parmi les plus connues, mais il y en a d’autres. Leur attrait vient en partie du fait que, dans la plupart des cas, le thérapeute apparaît clairement comme l’expert qui manipule activement la situation pour le bien du client, souvent de manière théâtrale. Si mon interprétation des signes est correcte, je crois que la fascination exercée par ce genre d’orientation basée sur l’expertise est en baisse. En ce qui concerne la thérapie comportementale, autre approche également fondée sur ce genre d’action, il me semble que l’intérêt et la fascination qu’elle suscite suivent encore une courbe ascendante.

La société technologique a été enchantée de découvrir des techniques susceptibles de modeler le comportement de l’homme – même à son insu et sans son consentement – on fonction de buts choisis par le thérapeute ou par la société. Pourtant, même dans ce domaine, de nombreuses questions posées par des gens qui pensent, surgissent dès lors que les implications philosophiques et politiques de “modes de comportements” se manifestent plus clairement. C’est ainsi que j’ai pu distinguer chez beaucoup une volonté de reconsidérer des manières d’être avec autrui susceptibles de susciter un changement dirigé par la personne elle-même et non pas par l’expert ; ceci me conduit à examiner encore avec attention ce que signifie l’empathie pour nous et ce que nous sommes parvenus à en connaître. Peut-être le temps est-il venu de voir sa valeur reconnue.

Définition initiale

On a donné de nombreuses définitions du terme et j’en ai moi-même fourni plusieurs. Il y a plus de 20 ans (bien que la publication en ait été différée jusqu’en 1959), j’ai tenté d’en donner une définition très rigoureuse dans un exposé formel de ma théorie, à savoir : “L’état d’empathie, ou la qualité d’être empathique consiste à percevoir avec précision le cadre de référence interne de l’autre, les composantes émotionnelles et les significations qui s’y attachent, comme si l’on était la personne elle-même mais sans jamais perdre de vue 1e “comme si”. Donc, cela signifie saisir la douleur ou le plaisir de l’autre comme l’autre les ressent et en percevoir les causes comme lui les perçoit, mais sans jamais perdre de vue que c’est comme si j’étais affligé ou réjoui etc. … Si l’on perd la qualité de ce “comme si”, l’état est celui d’identification.” (Rogers, 1959, pp. 210-211. Voir aussi Rogers, 1957)

L’expérience en tant que concept opérationnel

Pour en donner une description commune, je ferai appel au concept de l’experiencing tel que formulé par Gendlin (1962). Ce concept a enrichi notre pensée de bien des manières. Gendlin pense qu’à tous moments l’organisme humain est parcouru d’un flux de sentiments auxquels l’individu peut se référer sans cesse pour découvrir la signification de son expérience du moment. (Gendlin fut un élève de Rogers. Il a par la suite créé la méthode du Focusing. NDE. Lire ici). Un thérapeute empathique pointe avec sensibilité la sensation ressentie que le client éprouve à un moment particulier afin de l’aider à se concentrer sur la signification de cette sensation et l’amener ainsi vers une expérience complète et sans inhibition.

Un exemple rendra plus clair à la fois ce concept et son rapport à l’empathie. Dans un groupe de rencontre, un homme parle de son père en termes vagues et négatifs.

Le facilitateur dit “Il semble que vous soyez fâché contre votre père.”

L’homme répond : “Non, je ne pense pas.”

Peut-être alors ne vous donne-t-il pas satisfaction ?

Ma foi, oui, peut-être” (d’un ton plutôt dubitatif).

Peut-être, il vous déçoit ?

Aussitôt l’homme répond : “C’est ça, Je suis déçu qu’il ne soit pas une personne forte. Je pense que j’ai toujours été déçu par lui depuis mon enfance.”

Qu’est-ce qui sert de référence à cet homme pour mesurer la précision ces termes qu’on lui suggère ? L’avis de Gendlin, auquel je me range, est qu’il les confronte au courant du flux psycho-physiologique qui s’écoule à l’intérieur de lui-même afin de vérifier s’ils s’accordent. Ce flux est quelque chose de très réel, et l’on peut considérer que c’est cela qui sert de référence. Dans le cas que l’on vient de décrire, “fâché” ne colle pas du tout avec la signification ressentie ; “insatisfait” s’en rapproche, mais n’est pas vraiment juste.  “Déçu” s’applique exactement et déclenche un nouveau flux de sentiments, comme cela arrive souvent.

Une définition courante

Sur cette base conceptuelle, laissez-moi tenter une description de l’empathie qui me semblerait satisfaisante aujourd’hui. Je n’utiliserais plus l’appellation “état d’empathie”, car je pense qu’il s’agit d’un processus plutôt que d’un état. Peut-être vais-je pouvoir en saisir la nature.

Une manière d’être empathique a plusieurs facettes. Cela signifie entrer dans le monde personnel et perceptuel de l’autre tel qu’il l’expérimente, et s’y trouver comme chez soi ; cela implique d’être sensible à tous les instants aux significations changeantes de ce qui est ressenti dans le flux des sentiments de l’autre, et qui vont de la rage à la tendresse ou à la confusion, à tout ce que lui ou elle ressent dans son expérience intérieure. Cela signifie vivre temporairement la vie de l’autre, s’y déplacer délicatement sans porter de jugements, capter la signification de ce sentiment dont il, ou elle, n’est qu’à peine conscient, mais sans chercher à lui dévoiler les sentiments dont il, ou elle, est totalement inconscient, car cela représenterait trop une menace. Cela implique la communication de ce que l’on ressent du monde de l’autre, tandis que l’on considère d’un regard neuf et dépourvu de crainte les éléments qui l’effraient. Cela signifie que l’on vérifie fréquemment avec lui l’exactitude de ce que l’on a ressenti et que l’on est guidé par la réponse que l’on reçoit. On est le compagnon sûr de la personne à l’intérieur même de son propre monde. En mettant en lumière les significations possibles qui émergent du flux qui s’écoule dans son vécu intérieur, on aide la personne à se centrer sur cette sorte de référence utile, à vivre ces significations plus pleinement et à faire un pas en avant.

Etre avec l’autre de cette manière signifie que, durant un moment, on laisse de côté ses propres opinions et ses propres valeurs afin de pénétrer sans préjugés dans le monde de l’autre. Dans un certain sens, cela veut dire qu’on laisse de côté son propre moi, et ceci ne peut être réalisé que par une personne suffisamment sûre d’elle-même pour savoir qu’elle ne s’égarera pas dans ce que peut révéler le monde étrange et bizarre de l’autre, et qu’elle peut en toute sécurité retourner à volonté dans son propre monde.

Peut-être cette description rend-elle plus clair que l’empathie est une manière d’être complexe, exigeante, puissante, mais aussi subtile et délicate.

Définitions opérationnelles

La description précédente n’est guère une définition opérationnelle susceptible de servir à la recherche. Pourtant, de telles définitions opérationnelles ont été formulées et largement utilisées. Il existe “l’inventaire des relations” de Barrett-Lennard que doivent remplir tous ceux qui participent à un processus relationnel et dans lequel l’empathie est définie opérationnellement par les items utilisés. Voici quelques-uns des items de cet instrument qui se répartissent le long d’une échelle allant d’empathique à non-empathique :

  • il se rend compte de ce que moi je ressens intérieurement et ce que cela signifie pour moi.
  • il comprend ce que je dis d’un point de vue détaché et objectif.
  • il comprend les mots que j’emploie, mais non ma manière de ressentir.

Barrett-Lennard (1962) donne lui aussi une formulation conceptuelle spécifique de l’empathie sur laquelle il fonde ses items. Si sa formulation recouvre la définition que nous avons donnée, elle en diffère suffisamment pour justifier qu’on la cite :

Qualitativement, la compréhension empathique est un processus actif qui consiste à vouloir connaître la conscience de l’autre pleinement, dans son état présent et au fur et à mesure qu’elle change à parvenir à recevoir de l’autre sa communication et à en percevoir le sens ; à traduire ses paroles et ses signes en une signification vécue s’accordant à tout le moins avec les aspects de sa prise de conscience qui revêtent le plus d’importance pour lui ou elle à cet instant même. C’est l’expérience qui consiste à joindre la conscience de l’autre “derrière” sa communication extérieure, mais en gardant constamment à l’esprit que cette conscience prend son origine et se déroule chez l’autre. (Barrett-Lennard, 1962).

Ensuite, on trouve l’échelle précise d’empathie établie par Truax à l’usage des statisticiens (Truax, 1967). A l’aide de cette échelle, il est possible de “mesurer” fidèlement des fragments d’entretiens enregistrés. Voyons à quoi correspond cette échelle en donnant la définition du premier niveau, c’est à dire le niveau le plus bas de la compréhension empathique et du huitième niveau qui définit un très haut degré d’empathie (bien que n’étant pas le plus élevé).

Le niveau 1 est ainsi décrit:  “Le thérapeute semble parfaitement inconscient des sentiments du client, même les plus évidents. Ses réponses ne sont pas appropriées à l’état d’esprit ni au contenu des déclarations du client quant à ses états intérieurs. Aucune qualité décelable d’empathie ne se manifeste, ni par conséquent la moindre précision. Il se peut que le thérapeute s’ennuie et manque d’intérêt, ou bien qu’il prodigue activement des conseils, mais il ne fait pas comprendre au client qu’il a pris conscience de ce que ce dernier ressent actuellement.” (Truax, 1967, p. 556)

Le niveau 8 est défini ainsi : “Le thérapeute interprète de façon précise tous les sentiments que le client reconnaît être les siens dans le moment présent. Il dévoile en outre des plages de sentiments plus profondément ensevelies en celui-ci, et donne de ses états intérieurs des significations dont le client n’est qu’à peine conscient. Il pénètre dans des sentiments et des expériences que le client laisse seulement entrevoir et le fait avec sensibilité et précision. Il se peut que le contenu qui est mis au jour soit nouveau, mais il n’est pas étranger. Les erreurs que peut commettre le thérapeute situé au point 8 de l’échelle ne rendent pas un son discordant ; elles revêtent le caractère d’une réponse apportée à titre d’essai. En outre, le thérapeute est sensible à ses erreurs et modifie ou change rapidement ses réponses en cours de route, indiquant ainsi qu’il reconnaît plus clairement ce dont parle le client ou ce que celui-ci est en train de chercher au cours de son exploration personnelle. Le thérapeute est le reflet de cet ensemble qu’il forme avec le patient dans une exploration expérimentale faite d’essai et d’erreur. Le ton de sa voix reflète le sérieux et la profondeur de sa saisie empathique.” (Truax, 1967, p.566)

Par ces exemples, j’ai voulu montrer que l’on peut définir le processus d’empathie sur un plan théorique, conceptuel, subjectif et opérationnel, mais que même ainsi, nous n’atteignons pas la source de son origine.

Définition à l’usage des contemporains

Eugène Gendlin et d’autres se sont engagés récemment dans une entreprise communautaire d’assistance appelée “Changements” qui intéresse, en de nombreux points, la façon d’agir avec les cas sociaux et les contestataires qui appartiennent au chaos que l’on nomme la vie urbaine. Particulièrement intéressant est le “Manuel Rap” qui a été élaboré pour aider le profane à apprendre “comment assister l’autre”.

Ce manuel débute par une partie consacrée à “l’Écoute absolue”. Quelques extraits permettront d’en apprécier la saveur : “Il ne s’agit pas d’égarer les gens… vous devez écouter seulement et répondre sur ce qui est la préoccupation de l’autre, pas à pas, simplement, comme la personne semble la sentir à cet instant. N’y mêlez jamais vos propres sentiments ou idées. N’attribuez jamais à l’autre quelque chose que cette personne n’a pas exprimé… Pour montrer que vous comprenez exactement, faites une ou deux phrases qui collent étroitement au sens que cette personne a voulu exprimer, peut-être avec vos mots à vous, comme vous les employez ordinairement, mais en utilisant les mêmes mots que votre interlocuteur pour les choses importantes et délicates.” (Gendlin & Headricks, sans date). Le reste est de la même veine, avec maintes suggestions y compris des idées sur “Comment savoir quand vous faites ce qu’il faut faire.”

Ainsi, il semble clair que la manière d’être empathique, bien qu’elle puisse être hautement et subtilement conceptualisée, peut être décrite en termes aussi parfaitement accessibles à la jeunesse contemporaine qu’aux habitants d’une cité assiégée. C’est un concept recouvrant un large éventail d’acceptions.

Les résultats de la recherche

Que sommes-nous parvenus à savoir de l’empathie à travers la recherche basée sur des instruments tels que l’on vient de décrire ? La réponse est que nous avons appris beaucoup de choses. Je vais essayer de présenter quelques-uns de ces enseignements en apportant tout d’abord quelques découvertes d’ordre général. Ci-dessous, j’analyserai les effets d’un climat empathique sur la dynamique et le comportement du bénéficiaire. Voici donc les affirmations d’ordre général que l’on peut faire :

Le thérapeute idéal est avant tout empathique

Lorsque des psychothérapeutes de différentes orientations décrivent leur conception du thérapeute idéal – celui qu’ils voudraient devenir -, ils s’accordent tous pour donner à l’empathie le rang le plus élevé parmi toute les variables. Ceci ressort d’une étude de Raskin (1974) portant sur 83 thérapeutes appartenant à au moins huit méthodes thérapeutiques différentes. Leur définition de l’attitude empathique ressemble de très près à celle qui a été présentée ici. Cette étude corrobore et renforce une recherche antérieure de Fiedler (1950b). Aussi pouvons-nous conclure que les thérapeutes reconnaissent que le facteur le plus important, pour être un thérapeute est “d’essayer avec le maximum de sensibilité et de justesse, de comprendre le client à partir du propre point de vue de ce dernier” (Raskin, 1974)

L’empathie est en corrélation avec l’exploration de soi et avec le processus de développement

Nous avons appris qu’un climat relationnel comportant un niveau élevé d’empathie est associé à divers aspects du processus notamment les progrès thérapeutiques. Un tel climat est à coup sûr lié au fait que l’exploration de soi-même par le client a atteint un très haut niveau (Bergin & Strupp, 1972 Kurtz & Gommon, 1972 Tausch, Bastine, & Sander, 1970).

L’empathie qui s’établit de façon précoce dans la relation est annonciatrice de succès

Le degré d’empathie qui existe et existera dans la relation peut être déterminé très tôt, à partir du cinquième ou même parfois dès le second entretien. Ces estimations précoces permettent de prévoir le succès ou l’échec de la thérapie (Barrett-Lennard, 1962 et Tausch, 1973). Ces découvertes impliquent que l’on pourrait éviter, dans une large mesure, des échecs thérapeutiques en évaluant dès le début le degré d’empathie du thérapeute.

Le client ressent davantage l’empathie lorsque le traitement se déroule avec succès

Dans les cas de réussite, la perception par le client de la qualité empathique, dans la relation, et cette qualité telle qu’elle est évaluée par des juges objectifs, augmentent avec le temps; cette augmentation, toutefois, n’est pas très importante (Cartwright & Lerner, 1966 ; Van Der Veen, 1970).

C’est le thérapeute qui fournit sa compréhension; elle ne lui est pas arrachée

Nous savons que l’empathie est offerte volontairement par le thérapeute et qu’elle n’est pas suscitée en lui par tel ou tel type de client (Tausch, et al, 1970 ; Truax & Carkhuff, 1967). On a prétendu le contraire, à savoir qu’un client pourrait, par son attrait ou par sa séduction personnelle, obtenir la compréhension du thérapeute. Il a été reconnu que cette idée n’est pas soutenable. En effet, on peut de façon assez précise déduire le niveau d’empathie qui existe dans une relation en écoutant simplement les réponses du thérapeute et sans avoir connaissance du discours du client (Quinn, 1953). Donc, s’il existe un climat d’empathie dans la relation, il est hautement probable que la responsabilité en revient au thérapeute.

Plus le thérapeute est expérimenté, plus il est susceptible d’être empathique

Les thérapeutes expérimentés présentent un degré d’empathie plus élevé à l’égard de leurs clients que d’autres qui le sont moins, et ce, que cette qualité soit évaluée par le client lui-même ou par des juges extérieurs qualifiés (Barrett-Lennard, 1962; Fiedler, 1949, 1950a; Mullen & Abeles, 1972). Il est évident qu’au fil des années, les thérapeutes apprennent à se rapprocher de leur idéal et qu’ils sont de plus en plus aptes à une compréhension pleine de sensibilité.

L’empathie est une qualité spéciale développée dans la relation thérapeutique

Les thérapeutes présentent davantage d’empathie que les amis, même les mieux intentionnés (Van Der Veen, 1970). Ceci est rassurant.

Plus le thérapeute est congruent, plus est élevé son niveau d’empathie

Des troubles de la personnalité du thérapeute s’accompagnent d’une faible compréhension empathique, mais dans la mesure où il s’en libère et reprend confiance en lui, sa compréhension s’élargit au sein des relations interpersonnelles (Bergin & Jasper, 1969 ; Dergin & Solomon, 1970). Prenant en considération cette preuve, et m’appuyant sur ma propre expérience dans la formation de thérapeutes, j’en suis arrivé à la conclusion quelque peu inconfortable que, plus le thérapeute, en tant que personne, acquiert une congruence et une maturité psychologique, plus il apporte une aide efficace dans la relation. Ceci fait peser de sérieuses exigences sur la personne du thérapeute.

Le thérapeute expérimenté est souvent loin d’atteindre l’attitude empathique 

En dépit de ce qui a été dit ci-dessus au sujet des thérapeutes expérimentés, ces derniers différent quant à leur niveau d’empathie. Raskin (1974) a montré à l’aide d’enregistrements d’entretiens de six thérapeutes expérimentés, jugés par des confrères également expérimentés, que les différences portant sur douze variables étaient significatives à un seuil de .001, et que l’empathie occupait le second rang dans l’échelle des différences. Le trait saillant du thérapeute centré sur le client était son empathie. Les principales caractéristiques des autres approches portaient sur les facteurs cognitifs, la directivité du thérapeute, ou des éléments du même ordre. Ainsi, bien que les thérapeutes considèrent que l’écoute empathique soit l’élément le plus important selon leur idéal, en fait, dans la pratique, elle leur fait souvent défaut. En fait, l’évaluation des enregistrements de ces six thérapeutes expérimentés par 83 de leurs confrères a donné lieu a une étonnante découverte : dans deux cas seulement, le travail des experts a présenté une corrélation positive avec la description du thérapeute idéal ; quatre cas ont montré une corrélation négative ; la plus éloignée à un seuil de 66 ! Et voilà la thérapie telle qu’on la pratique !

Les clients sont meilleurs juges du degré d’empathie que les thérapeutes

Il n’est pas surprenant que les thérapeutes manquent de précision quant à l’évaluation de leur propre niveau d’empathie au sein d’une relation. La perception de cette qualité par le client s’accorde assez bien avec celle de juges non prévenus, écoutant les enregistrements, mais l’accord entre clients et thérapeutes ou entre juges et thérapeutes est faible (Rogers, Gendlin, Kiesler & Truax, 1967, Chs. 3, 8). Peut-être, si nous voulons devenir meilleurs thérapeutes, faudrait-il laisser le client nous dire si nous le comprenons avec justesse.

Un esprit brillant et un diagnostic assuré ne sont pas liés à l’empathie

Il est important de savoir que le degré du climat empathique que parvient à créer le thérapeute n’a rien a voir avec sa performance académique ou sa compétence intellectuelle (Bergin & Jasper, 1969 ; Bergin & Soloinon, 1970). Il n’a rien à voir non plus avec la justesse de sa perception des sujets ou sa compétence à établir un diagnostic ; il se peut même qu’il soit en rapport négatif avec celle-ci (Fiedler, 1953). Il s’agit là d’une découverte très importante. Car, si ni le brio académique, ni l’habileté à poser un diagnostic ne sont significatifs, il est alors évident que la qualité d’empathie appartient à un autre domaine que celui où s’expriment la plupart des idées quant à la clinique psychologique et psychiatrique. Je crois que nous sommes peu disposés à admettre les implications que comporte cette découverte.

La manière d’être empathique peut s’apprendre auprès des personnes empathiques

L’affirmation la plus importante que l’on puisse avancer est peut-être que la capacité empathique est quelque chose que l’on peut développer grâce à l’entraînement. On peut aider les thérapeutes, les parents, les professeurs à devenir empathiques. Il est probable que cela arrivera surtout si leurs professeurs et superviseurs sont eux-mêmes des individus sensibles et compréhensifs (Aspy, 1972 ; Aspy & Roebuck, l975 Bergin & So1omon, 1970 ; Blocksma, 1951 Guerney, Andronico & Guerney, 1970). Il est plutôt encourageant de savoir que cette qualité subtile, insaisissable, et qui est de la plus extrême importance en thérapie, n’est pas innée, mais qu’elle peut être apprise, et qu’elle peut être apprise encore plus vite dans un climat empathique. Il n’y a peut-être que deux éléments fondamentaux concernant l’efficacité thérapeutique qui peuvent tirer parti d’une formation à la fois théorique et pratique : l’empathie et la congruence.

Les conséquences d’un climat empathique

Voilà pour la connaissance acquise au sujet de l’empathie, mais quels sont les effets produits par une série de réponses profondément empathiques sur celui qui en est l’objet ? Ici la preuve est écrasante. Il existe un rapport certain entre l’empathie et un résultat positif de la thérapie. Depuis des schizophrènes aux élèves des classes ordinaires, des clients dans un centre d’aide aux professeurs en formation, des névrosés d’Allemagne à ceux des Etats-Unis, il existe des preuves identiques : plus le thérapeute (ou le professeur) fait preuve d’une compréhension pleine de sensibilité, plus il est probable que l’apprentissage et le changement qui en résulteront seront constructifs (Aspy, 1972, Ch. 14 s Aspy & Roebuck, 1975 ; Barrettnard, 1962 Bergin & Jasper, 1969 ; Bergin & Strupp, 1972 ; Hales~ 1958 ; Kurtz & Grummon, 1972 ; Mullen & Âbeles, 1971 ; Rogers, 1967, Chs. 5, 9 ; Tausch, Bastine, Bommert, Minsel & Nickel, 2 ; Tausch, et ai., 1970 Truax, 1966). Différentes études “montrent une corrélation intuitive entre l’empathie du thérapeute, l’exploration de soi par le client, et des critères de son changement indépendants de ces éléments“.

Et cependant, il me semble que l’on a accordé trop peu d’attention à ces découvertes. L’interaction empathique a des conséquences nombreuses et profondes sur lesquelles je voudrais m’appesantir plus longuement :

Tout d’abord, l’empathie dissout l’aliénation. Durant un moment au moins, le client se sent relié à la race humaine. Bien qu’il ne puisse pas toujours formuler clairement son expérience, cela donne à peu près ceci : “j’ai parlé de choses qui demeurent cachées, dans une certaine mesure, même à moi-même, de sentiments étranges, peut-être anormaux, de sentiments que je n’ai jamais communiqués à personne, ni même formulés clairement à moi-même. Et pourtant il a compris et plus clairement que je n’aurais pu le faire. S’il sait de quoi je parle, ce que je veux dire, alors à ce moment je ne suis pas tellement étrange, ou étranger, ou un être à part. Ce que je dis a une signification pour un autre être humain. Ainsi, je suis en contact et même en relation avec les autres. Je ne suis plus un être isolé.

Peut-être ceci explique-t-il l’une des découvertes majeures de notre étude au sujet de la psychothérapie des schizophrènes. Nous avons trouvé que les patients vis à vis desquels le thérapeute manifestait un haut niveau d’empathie  — reconnu comme tel par des experts non prévenus — présentaient de façon très nette une réduction des symptômes pathologiques de schizophrénie. Ce phénomène a été mesuré par le MMPI (Rogers. et al., 1967, p. 85). Ceci conduit à penser que la compréhension sensible par l’autre peut avoir été l’élément le plus puissant pour faire sortir le schizophrène de son aliénation et pour le ramener dans le monde de la relation. Jung a dit que le schizophrène cesse de l’être lorsqu’il rencontre quelqu’un par qui il se sent compris. Notre étude apporte une preuve empirique à l’appui de cette déclaration.

D’autres études portant à la fois sur les schizophrènes et sur les clients de centres d’aide montrent qu’une faible empathie provoque une légère aggravation de la pathologie et de l’inadaptation. Ici aussi les découvertes sont significatives. C’est comme si l’individu parvenait à la conclusion : “Si personne ne me comprend, si personne ne peut saisir à quoi ressemblent mes expériences intérieures alors je suis vraiment en mauvaise posture, plus anormal que je ne le pensais.” Un des patients de Laing (en savoir plus sur R. Laing) dit ceci de façon vivante en décrivant ses premiers contacts avec les psychiatres : “C’est une sensation tout à fait terrifiante de s’apercevoir que le docteur ne peut pas voir la réalité de vous-même, qu’il ne peut pas comprendre ce que vous ressentez, et qu’il poursuit ses propres idées. Je commençais à sentir que j étais invisible ou peut-être que je n’étais pas là du tout.” (Laing, 1965, p.166).

La compréhension empathique a également une autre signification pour celui qui la reçoit : cela signifie que quelqu’un l’estime, se soucie de lui, accepte la personne qu’il est. On pourrait croire que nous nous aventurons ici dans un domaine différent et que nous ne parlons plus d’empathie, mais il n’en est rien. Il est impossible de ressentir avec justesse le monde de l’autre si on n’accorde pas de valeur, ni à sa personne ni à son monde, si on ne se soucie pas d’elle. D’où le message reçu par le client : “Cet autre individu me fait confiance, il pense que j’en vaux la peine. Peut-être que je vaux quelque chose, que je pourrais donc m’accorder de la valeur ; peut-être pourrais-je m’intéresser à moi-même.”

Prenons une illustration vivante de ceci chez un jeune homme à qui l’on a montré beaucoup de compréhension sensible et qui atteint, à l’heure actuelle, la dernière étape de sa thérapie :

Le Client:  J’entrevoie même une possibilité d’éprouver une sorte de tendre intérêt pour moi-même… Pourtant, comment pourrais-je être tendre, m’intéresser à moi-même, puisque je et moi ne font qu’un. Cependant, je sens cela si clairement….Vous savez, c’est comme lorsqu’on prend soin d’un enfant… On veut lui donner ça et puis encore ça…  je peux encore le comprendre quand il s’agit de quelqu’un d’autre, mais je ne peux jamais quand il s’agit de moi. Est-il possible que je veuille vraiment prendre soin de moi-même et que cela soit le but principal de ma vie ? Cela signifie que j’aborderais le monde entier comme si j’étais le gardien du bien le plus précieux et le plus convoité, que ce “je” serait entre ce “moi” précieux dont je désirais prendre soin et le monde entier… c’est presque comme si je m’aimais moi-même, vous savez… c’est étrange… mais c’est vrai.

Le Thérapeute : Cela semble un concept bizarre et difficile à comprendre. Cela signifierait “je voudrais faire face au monde comme si une part essentielle de ma responsabilité était de prendre soin de ce précieux individu qui est moi… et que j’aime”.

Le Client : Et dont je me préoccupe et dont je me sens si proche. Oh là là ! C’est encore une autre chose étrange

Le Thérapeute : Cela semble fantastique.

Le Client : Cela secoue plutôt drôlement, cette idée de s’aimer et de s’occuper de soi (ses yeux se mouillent). C’est une chose merveilleuse – vraiment merveilleuse.

C’est à mon avis la compréhension attentive du thérapeute telle qu’elle apparaît dans cet extrait, autant que ce qui c’est passé antérieurement, qui a permis à ce client de ressentir de l’estime et même de l’amour pour lui-même.

Un autre effet de la compréhension nourrie de sensibilité c’est celui qui résulte de l’absence de jugement. L’empathie exprimée à son plus haut niveau est une acceptation et un refus de juger. Ceci s’impose comme vrai, parce qu’il est impossible de percevoir avec exactitude le monde intérieur de l’autre si l’on porte sur lui un jugement de valeur. Si vous doutez de cette affirmation, choisissez quelqu’un parmi vos connaissances avec qui vous êtes en profond désaccord et qui, selon vous, est dans l’erreur la plus complète. Maintenant essayer de formuler ses opinions, croyances, sentiments, avec tant d’exactitude qu’il ne puisse manquer d’approuver cette description, comme étant conforme à ce qu’il ressent. Je prédis que neuf fois sur dix, vous n’y arriverez pas parce que votre jugement intervient dans la description que vous faites.

Par conséquent, l’empathie véritable est toujours libérée de toute espèce d’évaluation ou de diagnostic. Le bénéficiaire de l’empathie fait cette découverte avec quelque surprise : “Si l’on n’est pas en train de me juger, c’est peut-être que je ne suis pas aussi mauvais ou aussi anormal qu’il m’a semblé. Peut-être n’ai-je pas à me juger moi-même aussi durement.” Ainsi, progressivement, se renforce la possibilité de s’accepter soi-même.

Il me vient à l’esprit l’histoire de ce psychologue dont l’intérêt pour la psychothérapie a commencé à la suite d’une recherche sur la perception visuelle. Au cours de sa recherche, il avait interrogé de nombreux étudiants en leur demandant de lui faire l’historique de leur vision et de leur perception et de lui énumérer les difficultés qu’ils éprouvaient à voir, à lire, comment ils réagissaient au port de lunettes, etc. Ce psychologue s’était contenté d’écouter avec intérêt, ne portant aucun jugement sur ce qu’il entendait et de compléter le recueil des données. A sa stupéfaction, un certain nombre d’étudiants sont revenus spontanément le voir pour le remercier de l’aide qu’il leur avait apportée ; de son propre avis, il ne leur avait rien fait du tout. Pourtant cet incident l’a obligé à reconnaître que cette écoute attentive et dénuée de toute intention de porter un jugement, constituait une force thérapeutique puissante, même si elle ne s’appliquait qu’à un secteur de vie restreint, et que par ailleurs, il n’existait aucune intention d’apporter une aide.

Une autre manière d‘exprimer ce qui précède est peut-être de dire : une compréhension finement modulée révèle à celui qui en est le bénéficiaire, sa propre personnalité et sa propre identité. Laing (1965) a dit que : “la conscience de l’identité exige l’existence d’un autre par lequel on est reconnu” (p.139), Buber a également parlé du besoin d’avoir la confirmation de notre existence par un autre. L’empathie nous donne cette confirmation dont nous avons besoin, que nous existons en tant que personne autonome, dotée d’une valeur propre et d’une identité.

Considérons maintenant l’effet spécifique obtenu par une interaction qui donne à l’individu le sentiment d’être compris. Il est en train de mettre au jour un matériel qu’il n’avait jamais communiqué auparavant, et dans ce processus, il découvre en lui-même un élément jusqu’ici inconnu. Cet élément pourrait se traduire ainsi : “je n’avais jamais su auparavant que j’éprouvais de la colère à l’endroit de mon père,” ou encore, “je n’avais jamais réalisé que j’avais peur de réussir.” De telles découvertes sont troublantes mais stimulantes. Percevoir un nouvel aspect de soi-même constitue un premier pas vers le changement de l’idée qu’on se fait de soi- même. Ce nouvel élément est, dans une atmosphère de compréhension, saisi, assimilé et cela transforme la conception que l’on se fait de soi-même. A mon avis, se trouve là, la base des changements du comportement dûs à la psychothérapie. Car quand on change l’idée qu’on se fait de soi-même, on change aussi son comportement afin de s’adapter à l’être nouveau que l’on vient de percevoir.

Si nous pensons, toutefois, que l’empathie n’est efficace que dans la relation duelle que nous appelons psychothérapie, nous commettons une grave erreur : il n’est pas jusqu’à l’école où elle ne puisse introduire un changement important. Lorsque le professeur montre à l’évidence qu’il comprend la signification que revêt pour les écoliers tout ce qui se passe au sein de la classe, on assiste à une amélioration de l’apprentissage. Les études d’Aspy et de ses collègues montrent que l’apprentissage de la lecture chez les enfants s’améliore de façon significative dans les classes où les maîtres montrent un haut degré de compréhension en comparaison des classes ou cette compréhension n’existe pas. Ceci a été vérifié dans de nombreuses classes (Aspy 1972, Ch. k ;Aspy & Roebuck, 1975). Tout comme pour le client en psychothérapie durant laquelle l’empathie crée un climat qui permet d’apprendre davantage sur soi-même, de même, pour l’écolier dans sa classe, l’empathie  — lorsque le maître fait preuve de compréhension — permet un climat propice à l’apprentissage et l’enseignement.

Jusqu’à présent j’ai parlé des changements les plus évidents produits par l’empathie. J’aimerais aborder un aspect qui concerne la dynamique de la personnalité. Je vais donner brièvement quelques éléments et je m’efforcerai ensuite d’expliquer leur signification et leur portée.

Lorsque quelqu’un se sent compris, il découvre qu’il est en train d’établir un contact plus étroit avec le domaine devenu plus large de ses expériences intérieures. Cela lui donne un champ plus vaste de références auquel il peut se reporter pour se guider dans la compréhension de lui-même et diriger son comportement. Si l’empathie s’exerce avec justesse et profondeur, peut-être réussira-t-il à libérer le flux des sentiments qu’il éprouve et à leur laisser libre cours.

Qu’est ce que cela veut dire ? Il me semble que cela va s’éclairer en présentant un extrait enregistré avec une femme, au cours de la dernière phase de sa thérapie. C’est un extrait que j’ai déjà utilisé, mais qui s’applique particulièrement bien ici. Madame Oak, femme d’âge moyen, explore quelques-uns des sentiments complexes qui l’on perturbés :

Cliente : Il me semble que ce n’est pas de la culpabilité (un silence, elle pleure). Bien sur, je veux dire, je ne peux pas encore le formuler. (Puis, avec une bouffée émotionnelle) c’est seulement de me sentir terriblement blessée.

Thérapeute : H-hm. Ce n’est pas de la culpabilité, sauf dans le sens que vous avez en quelque sorte reçue une profonde blessure.

Client : (pleurant) c’est, vous savez, je me suis souvent rendue coupable de cela moi-même, et plus tard, quand j’ai entendu des parents dire à leurs enfants “cesse de pleurer”, j’ai eu une réaction, une douleur, comme si… eh bien pourquoi est-ce qu’ils leur disent de cesser de pleurer ? Ils s’apitoient sur eux-mêmes, et qui peut mieux s’apitoyer sur lui-même que l’enfant ? Oui, c’est quelque chose comme cela que je veux dire… je pensais qu’ils devraient le laisser pleurer, et s’apitoyer sur lui, eux aussi peut-être ; d’une manière plutôt objective. Eh bien, c’est… c’est quelque chose dans ce genre-là que j’ai éprouvé. Je veux dire, maintenant…. et tout juste maintenant. Et dans.. dans

Thérapeute : Cela capte un peut plus de la saveur de ce sentiment. C’est presque comme si vous pleuriez en réalité sur vous-même.

Client : C’est ça. Et encore, vous voyez, il y a un conflit. Notre culture est telle que… on ne se laisse pas aller à s’apitoyer sur soi. Mais ceci n’est pas… je veux dire… Je sens que cela n’a pas tout à fait ce sens là. Peut-être que si.

Thérapeute : Vous avez l’air de penser que notre culture interdit d’éprouver de la pitié pour soi-même, et cependant il vous semble que le sentiment que vous éprouvez n’est pas non plus tout à fait celui que la culture désapprouve.

Client : Bien entendu, j’en suis arrivée à voir et à sentir que par-dessus tout cela… vous voyez, j’ai mis une couverture. (Elle pleure). Mais j’ai recouvert tout cela avec tant d’amertume, que j’ai dû ensuite cacher cette amertume. (Pleurant). C’est çà dont je veux me débarrasser ! Ça m’est presque égal si ça fait mal.

Thérapeute : (doucement et avec une tendresse empathique à l’égard de la douleur de sa cliente). Vous sentez qu’ici à la base, de ce que vous éprouvez de tout cela, il y a le sentiment que vous pleurez réellement sur vous-même, mais cela, vous ne pouvez pas le montrer, vous ne devez pas le montrer, parce que cela a été masqué par une amertume que vous n’aimez pas, dont vous voudriez vous débarrasser. Vous sentez presque que vous préfèreriez absorber la souffrance que… de… sentir l’amertume. (Silence). Et ce que vous semblez dire très fortement c’est : j’ai mal et j’ai essayé de le cacher.

Client : Je ne le savais pas.

Thérapeute : H-hm… Vraiment une nouvelle découverte.

Client : (parlant en même temps que lui) Je ne l’ai jamais vraiment su. Mais c’est… vous savez, c’est presque physique. C’est, c’est comme si je regardais à l’intérieur de moi-même et que je voyais toutes sortes de terminaisons nerveuses et de morceaux écrasés (elle pleure).

Thérapeute : Comme si certains des aspects les plus délicats de vous-même, presque physique, avaient été écrasés ou blessés.

Client : Oui. Et vous savez, j’arrive à avoir envie de me dire, “Oh, pauvre petite”.

Il est clair que les réponses empathiques du thérapeute encouragent la cliente à procéder à une exploration plus large et à prendre une connaissance plus approfondie de l’expérience viscérale qu’elle fait d’elle-même. Elle apprend à écouter ses “tripes” pour employer un terme inélégant. Elle amplifie sa connaissance du flux de tout ce qu’elle éprouve intérieurement.

Là, aussi, on voit comment le courant viscéral non verbalisé est utilisé comme une référence. Comment sait-elle que le mot “coupable” n’est pas celui qui s’applique à la description de son sentiment ? En regardant à l’intérieur d’elle-même, et en portant un regard différent sur cette réalité, sur ce processus palpable en train de se développer, sur cette expérience mouvante et vivante, elle peut confronter le mot “blessure” à cet élément de référence et le découvrir plus exact. Ce n’est que lorsqu’elle essaye de dire : “Oh, pauvre petite” qu’elle coïncide véritablement avec le sentiment de compassion et de chagrin éprouvé à l’égard d’elle-même. A mon avis, il ne s’agit pas seulement de l’utilisation d’un aspect du sentiment ressenti, elle a aussi appris quelque chose du processus de confrontation à la totalité de son être physiologique – et cette connaissance, elle pourra s’en servir à volonté. C’est bien l’empathie qui a aidé à rendre la chose possible.

Cette tranche de thérapie peut également nous montrer ce que signifie laisser le ressenti d’une expérience intérieure suivre son cours. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de l’apparition d’un sentiment nouveau ; elle l’a souvent ressenti auparavant, et pourtant elle ne l’a jamais extériorisé. Il a été en quelque sorte bloqué. Je vois très clairement la réalité et l’éclatante netteté du “déblocage” qui s’ensuit parce que j’ai à maintes reprises contribué à sa mise à jour, mais j’ai des doutes quant à la meilleure façon de le décrire. Il me semble que c’est seulement lorsqu’une expérience profonde et viscérale est pleinement acceptée et reconnue en toute conscience, qu’elle peut s’épanouir. Alors, la personne est en mesure de la dépasser. C’est grâce à un climat de sensibilité empathique que l’expérience ressentie peut s’acheminer vers sa conclusion, qui, dans ce cas, réside dans l’expérience de la pitié que la personne ressent vis à vis d’elle, sans l’altérer par une quelconque inhibition.

Conclusions

Je voudrais maintenant dégager et présenter un point de vue assez différent en ce qui concerne la signification de l’empathie.

On peut dire que lorsqu’une personne découvre qu’elle est comprise de façon sensible et juste, elle met en marche un ensemble de processus facilitateurs de croissance ou d’attitudes thérapeutiques envers elle-même. Permettez-moi de m’expliquer : l’acceptation et le non jugement qui se dégagent du climat empathique permettent à la personne d’adopter une attitude d’estime et d’amour vis à vis d’elle-même. Etre écouté par une autre personne compréhensive permet à la personne de s’écouter elle-même avec plus de justesse, de montrer une plus grande empathie pour sa propre expérience viscérale et pour les significations qu’elle comporte et qu’elle ressent de façon vague ;

L’estime de soi grandissante et la compréhension croissante de soi-même découvrent de nouveaux aspects de l’expérience intérieure, contribuant ainsi à fonder son être sur des bases plus vraies. La personne est maintenant plus congruente avec son expérience et son ressenti. elle est devenue plus attentive vis à vis d’elle-même et plus réceptive, plus empathique et compréhensive, plus authentique et congruente.

Ces trois éléments sont ceux-là même que l’expérience et la recherche indiquent comme les attitudes propres au thérapeute efficace. Ainsi, peut-être n’exagérons-nous pas l’ensemble du tableau en déclarant qu’une compréhension empathique émanant d’autrui a permis à la personne de s’engager avec plus d’efficacité dans un processus de croissance et de devenir pour elle-même un thérapeute plus efficace.

Par conséquent, que nous agissions en tant que thérapeute, comme facilitateur de groupes de rencontre, ou comme professeur ou parent, nous avons entre les mains, si nous pouvons accéder à une attitude d’empathie, une force puissante pour favoriser le changement et la croissance. Cette force a besoin d’être estimée à son juste prix.

Finalement, je voudrais replacer tout ce que j’ai dit dans un contexte plus large. Parce que je n’ai parlé que du processus empathique, on peut penser que je le considère comme le seul facteur important dans les relations génératrices de croissance. Je ne voudrais pas qu’on reste sur cette impression. J’aimerais brièvement donner mes vues sur la signification de ce que je pense être les trois éléments qui composent l’attitude conduisant à la croissance, dans leurs rapports entre eux.

Dans les interactions habituelles qui se présentent dans la vie — que ce soit entre partenaires dans le mariage, entre partenaires sexuels, entre professeur et étudiant, entre employeur et employé(e)s ou entre collègues — il est probable que la congruence soit l’élément le plus important. Une telle sincérité implique qu’on laisse à l’autre la possibilité de savoir “où vous en êtes” sur le plan affectif. Il se peut qu’elle implique aussi la confrontation et l’expression personnelle et directe de sentiments à la fois négatifs et positifs. Ainsi la congruence constitue une base pour la vie en commun dans un climat de vérité.

Dans d’autres situations d’un caractère particulier, l’attention affectueuse peut être l’élément le plus signifiant. De telles situations se trouvent dans les relations non verbales : parent-enfant, thérapeute et psychotique muet, médecin et patient gravement malade. Aimer est une attitude connue pour renforcer la créativité, engendrer un climat nourrissant dans lequel peuvent émerger des pensées nouvelles, délicates, expérimentales, et des développements fructueux.

Et puis il existe, d’après mon expérience, d’autres situations dans lesquelles l’empathie est une priorité absolue. Lorsqu’une personne est blessée, confuse, inquiète, angoissée, hors d’elle-même, terrifiée, ou bien lorsqu’elle doute de sa propre valeur, qu’elle est incertaine de sa propre identité, c’est alors qu’il faut faire appel à la compréhension profonde. La camaraderie empreinte de délicatesse et de sensibilité, que représente l’empathie — si elle est accompagnée naturellement des deux autres attitudes — apporte l’illumination et la guérison. Dans de telles situations, la compréhension profonde est, me semble-t-il, le plus précieux cadeau que l’on puisse offrir à un autre.

Carl Rogers

Traduction :  Renée Liger (1982)
Révisée Clément Haudiquet (2023)

L’auteur
Carl Rogers est un psychologue nord-américain (1902-1987). Fondateur de l’Approche centrée sur la personne.
Pour en savoir plus sur l’auteur, lire ici.