Les moments de mouvement au cours du processus psychothérapeutique
“La tâche que je me suis fixée dans cet article est de définir, aussi clairement que je le peux, d’abord en termes cliniques, puis en termes théoriques, l’expérience que je crois en ce moment être l’élément essentiel en psychothérapie.”
Un article passionnant sur le pourquoi du changement en séance de psychothérapie et ce qui le provoque.
L’essence de la psychothérapie : les moments de mouvement
par Carl Rogers
Traduction : Olga Kauffmann
Est-il possible, dans la relation psychothérapique riche en interactions de discerner quelque élément essentiel par rapport auquel tout le reste de l’expérience est subsidiaire ? C’est une question qui a retenu mon intérêt pendant longtemps. C’est une question à laquelle, durant les deux dernières décennies, j’ai donné une diversité de réponses.
Dans les années passées, j’ai cru que la prise de conscience, définie correctement, était l’élément essentiel. J’ai depuis longtemps abandonné ce point de vue. J’ai souvent parlé comme si la relation était le moment essentiel et d’une certaine façon, je pense que c’est vrai. C’est l’élément essentiel pour le thérapeute, puisque la qualité de la relation est l’élément même qu’il peut directement influencer. Mais quand je pense à la psychothérapie en termes de changement de la personnalité, et que je me demande s’il y a un élément quelconque essentiel dans un tel changement, alors je me vois donner une réponse différente.
La tâche que je me suis fixée dans cet article est de définir, aussi clairement que je le peux, d’abord en termes cliniques, puis en termes théoriques, l’expérience que je crois en ce moment être l’élément essentiel en psychothérapie.
Avant d’essayer de la décrire, j’aimerais dire que mon but n’est pas de préciser les conditions qui mènent à cette expérience, bien que je les crois définissables. Dans un article récent, j’ai timidement formulé ces conditions et de nombreux sujets de recherche sont en ce moment en voie de réalisation pour vérifier cette formulation. Mais tel n’est pas mon but, ici, de m’étendre sur ces conditions, quoique, d’une façon évidente, aucun phénomène considéré comme un élément essentiel de la thérapie, ne pourrait exister sans ses propres conditions préalables nécessaires, dont il faut aussi tenir compte.
Mon but n’est pas non plus de m’arrêter sur les conséquences de ce phénomène essentiel. Je crois que tous les résultats de la psychothérapie découlent de cette expérience centrale, et ces résultats là, nous les avons décrits et nous nous sommes efforcés de les évaluer de différentes façons. Notre récent ouvrage présente un groupe homogène de plusieurs de ces études, sur les effets de la psychothérapie.
J’aimerais me concentrer uniquement sur ce que je perçois comme un élément central et en examiner la nature plus attentivement. Une partie de ce que j’aimerai dire sera des réflexions bien connues. Peut-être quelques unes de mes pensées paraîtront nouvelles.
Je pense que je commencerai avec un exemple clinique extrait d’une entrevue enregistrée. En dehors des nombreux exemples que j’ai pu avoir utilisés, j’en ai choisi un, extrait du cas de Mme Oak, de façon à ce que si le lecteur est intéressé à l’examen de ce matériau dans son contexte, ou à connaître les réponses de son ce client à partir des techniques projectives, les Q et autres de ce genre, il peut se reporter au volumineux rapport sur ce cas (Psychotherapy and Personality change, chapitre 15)
Dans la deuxième entrevue, elle essaye de découvrir le sens de son expérience du moment. C’est une forte émotion. Elle pense que ce n’est pas de la culpabilité. Elle pleure un moment, puis :
- Client : « C’est simplement le fait d’être terriblement blessée !…Et puis, bien sûr, j’ai réalisé et ressenti, vous voyez, que j’avais étouffé cela… »
Un moment plus tard, elle présente les choses d’une façon légèrement différente.
- Client : « Vous savez, c’est presque quelque chose de physique. C’est … comme si je regardais à l’intérieur de moi-même, toutes sortes de terminaisons nerveuses…et des morceaux de….choses qui ont été en quelque sorte broyées » (elle pleure)
- Thérapeute : « C’est comme si, certains des aspects les plus délicats de vous-même – surtout physiques- ont été écrasés ou blessés. »
- Client : « Oui. Et, vous savez, j’ai le sentiment…oh ! pauvre de moi. »
- Thérapeute : « Vous ne pouvez vous empêcher d’être profondément désolée pour la personne que vous êtes. »
Ce moment dans son expérience est ce que j’en suis venu à penser être un « moment de mouvement » dans la thérapie, en général comme un changement de la personnalité. J’émettrai l’hypothèse que la thérapie est faite d’une série de tels moments de mouvement, parfois se succédant à une allure plutôt rapide, parfois intervenant à intervalles éloignés, avec toujours des périodes d’expériences préparatoires dans l’intervalle. Laissez moi essayer d’exposer quelques uns des éléments caractéristiques que je vois dans ce bref exemple.
Premièrement, c’est quelque chose qui se passe dans ce moment précis de l’existence. Ce n’est pas une réflexion sur quelque chose, c’est une expérience de quelque chose à cet instant, dans la relation ;
Deuxièmement, c’est une expérience sans barrières, sans inhibitions, sans retenue. Elle est autant consciente d’être désolée pour elle-même, qu’elle l’est réellement. Ses tripes, ses larmes, et la conscience qu’elle a de ses sensations sont congruentes. A ce moment là, elle est une expérience intégrée, unifiée, d’une seule chose : la profonde blessure qu’elle ressent, la peine et la pitié qu’elle ressent pour elle-même.
Troisièmement, c’est en quelque sorte une expérience qui s’est produite plusieurs fois dans son passé, mais qu’elle n’a jamais complètement vécue, expérimentée. Dans le passé, elle a ressenti cette expérience sur un plan physiologique quelconque mais l’a étouffée. C’est la 1ère fois que l’expérience a été vécue complètement. C’est la 1ère fois que ce fait de l’organisme, refusé jusqu’ici à la conscience, est librement présent dans la conscience.
Quatrièmement, cette expérience présente la qualité d’être acceptable. Cela n’est plus « je suis profondément désolée pour moi-même et c’est répréhensible ». A la place, c’est l’expérience de : « mon sentiment est un sentiment de peine pour moi-même et c’est une partie de moi-même que j’accepte »
Mon hypothèse est que chaque fois qu’il se produit une expérience dans la thérapie qui présente ces quatre qualités, c’est un moment de changement de la personnalité. Il y a, bien sûr, beaucoup de qualités dans la relation qui mènent à ce moment de changement et qui le rendent possible, mais, lorsqu’il s’est produit, il a un caractère presque irréversible, quoique cela puisse demander un long moment au client pour assimiler pleinement ce qui s’est passé. Dans le cas de cette cliente par exemple, je doute qu’elle puisse jamais revivre l’expérience des réactions physiologiques de pitié pour elle-même sans que ce soit accompagné de la conscience de : « je suis profondément désolée pour moi-même et c’est une partie de moi-même réelle et que j’accepte »
Si je devais essayer de trouver une phrase qui pourrait décrire cet élément moléculaire de la thérapie, je dirais que c’est une expérience d’intégration, d’unification nouvelle, acceptée par moi-même. C’est immédiat. Cela arrive maintenant. C’est une expérience totale, pas une pensée ou une compréhension intellectuelle. C’est étrangement nouveau en ce sens que l’expérience a déjà été vécue plusieurs fois auparavant, mais jamais complètement, jamais avec la conscience accompagnant les réactions physiques. C’est l’acceptation de soi en ce sens que c’est reconnu comme une partie de soi même, non reniée. Et c’est finalement l’expérience de l’intégration. Nous parlons d’intégration personnelle comme étant le but de la thérapie. C’est une unité moléculaire, une expérience du moment, de ce que l’intégration est. Cette femme est l’apitoiement qu’elle ressent pour elle-même – s’y fondant complètement avec acceptation – et cela est l’intégration complète à ce moment précis.
Par conséquent, je considère une thérapie réussie comme étant un grand nombre d’unités semblables à celles -ci, dans lesquelles un nombre croissant de facettes de l’expérience que le client n’avait pas été capable d’accepter auparavant comme étant des parties intégrantes de lui-même sont vécues. Ainsi, une façon d’exprimer cela est que les expériences qui jusqu’ici avaient été refusées à la conscience, sont maintenant vécues consciemment aussi bien que viscéralement et organiquement. Une autre façon de l’exprimer est que le client est capable de vivre en l’intégrant une partie de plus en plus large de sa vie et de la prendre entre ses propres mains.
Quand le client vit les expériences d’une assez grande partie de sa vie de cette nouvelle façon, totale, vraie, et pleine d’acceptation de soi, il termine alors la thérapie d’une façon heureuse. Cependant, si la thérapie est vraiment réussie, je pense qu’il continue à trouver possible d’expérimenter de nouvelles facettes de la vie en les intégrant, de cette façon là. Donc, une thérapie réussie mène à un mode de vie dans lequel on intègre les choses d’une façon continue et de plus en plus.
Puisqu’il semble que j’ai pu tirer d’une toute petite illustration un assez grand commentaire, laissez moi vous suggérer d’autres exemples qui pourraient vous être familiers. Dans le récent film « Psychothérapie en cours, le cas de Miss Mun », il y a de nombreux « moments » de changement de la personnalité tels que ceux là. Ils varient en importance et en intensité, comme cela se passe chez tous les clients, j’en suis sûr. Le moment le plus intense se passe quand, après avoir émis le souhait de pouvoir vivre ses expériences de peur, de solitude, d’inquiétude sur la mort dans un climat amical, affectif, elle réalise soudainement qu’elle venait juste d’avoir une telle amitié dans sa relation avec le thérapeute. Elle avait fait l’expérience qui fait dire que « quelqu’un fait vraiment attention à moi » ou « je ne suis pas seule » ou peut-être même « je suis aimée ». C’est vraiment un exemple de ce que j’ai essayé de décrire.
Encore un autre exemple, c’est le film télévisé « Sortie des ténèbres » dans lequel le regretté Docteur Louis Cholden travaille avec une patiente psychotique, muette. A un certain moment, il lui offre son peigne en lui disant qu’elle pouvait l’utiliser si elle le désirait, tout comme lui-même se rendait disponible pour elle et lui offrait son aide. Quand, avec hésitation, crainte mais concrètement elle s’empare du peigne, c’est un exemple clair d’un tel moment de mouvement. Bien que l’interaction soit complètement non verbale, il est évident qu’elle fait l’expérience, après avoir beaucoup lutté, d’un sentiment nouveau pour elle. Si l’on devait essayer de mettre en paroles l’expérience qu’elle intégrait à ce moment là, on pourrait l’exprimer de la façon suivante « je choisis craintivement » ou encore plus précisément « je choisis, avec une certaine crainte, d’utiliser ton aide ».
J’espère que ces deux exemples sont de ceux qui peuvent fournir une base commune à notre communication.
Peut-être pourrais je davantage clarifier le sens que je vois dans ces moments essentiels en spécifiant quelques caractéristiques qu’à mon avis, ils ne possèdent pas. Ce que je veux dire c’est qu’ils n’ont pas forcément quelque chose à voir avec des sentiments sexuels ou avec des sentiments négatifs, ou avec des sentiments socialement « tabous » ou avec n’importe quel autre contenu spécifique. Le contenu du moment est complètement individuel et sa seule spécificité est le fait qu’il représente quelque chose qui n’a pas été accepté dans cet individu. Cela peut aussi bien être un contenu d’affirmation de soi ou de sentiments positifs qu’un contenu de haine de soi même ou de sentiments négatifs. Un autre élément qui ne semble pas être fondamental est la vision que l’on a des relations. C’est seulement quand la personne a pleinement expérimenté tel ou tel sentiment de non acceptation que cela peut alors la conduire à différentes « prises de conscience » (insights).Mais ces changements de perception des relations semblent être une conséquence, non une caractéristique fondamentale.
Un autre point que l’on pourrait souligner est que ces moments là n’ont pas nécessairement un rapport avec l’origine du sentiment. Après avoir vécu un tel moment, le client pourrait exprimer une de ces prises de conscience là de la façon suivante : « je suppose que jusqu’à maintenant je ne me suis jamais senti aimé, parce que mon père ne m’a pas aimé ». Mais l’expérience qu’il aura vécue pendant le moment est l’expérience d’être aimé, et la chaîne héréditaire ou causale est seulement perçue plus tard, si jamais elle est perçue. Peut-être que ces illustrations négatives aideront à définir d’une façon plus aigue le « moment » de la thérapie que je suis en train de décrire.
J’ai une autre supposition sur ces moments essentiels. Je crois que ces moments entraîneront quelques changements physiologiques certains qu’il est possible que nous puissions mesurer à la longue. Il est même possible qu’ils constituent l’élément irréversible de ces moments là. Je voudrais parler de cela dans les conditions d’observation les plus simples.
Mme Oak, à différents moments pendant sa thérapie, a utilisé des termes et des phrases du genre de celles qui vont suivre pour décrire ces moments : -« une sorte de sommet », « un choc qui affecte tout mon système nerveux », « comme si un flot de nouvelle pensée m’envahissait d’une façon ou d’une autre », « une ouverture ».
D’autres clients ont parlé dans des termes similaires ou ont décrit ces moments comme entraînant une relaxation physiologique, le sentiment que l’expérience coulait à travers le corps. Des phrases telles que celles-ci sont souvent utilisées : « un sentiment me touche à l’instant même ».Les yeux embués de larmes est une réaction souvent évidente pour le thérapeute, réaction qui devient visible quand l’expérience totale d’un sentiment envahit tout l’organisme. Je reconnais que ces observations sont sommaires mais je crois que des changements certains, sous forme de différents états physiologiques, accompagnent ces moments cruciaux dans la thérapie et je crois que découvrir et mesurer ces changements serait une initiative de recherche prometteuse.
Laissez moi essayer, pour finir, de faire une synthèse de ce que j’ai voulu essayer de dire. Quand le client fait l’expérience de la sécurité et de la chaleur d’une relation thérapeutique, quand il se sent valorisé par le thérapeute, compris avec empathie par le thérapeute, alors les conditions d’existence de ces moments cruciaux de la thérapie existent. Dans cet article, j’ai avancé l’hypothèse que ces « moments » de changement de la personnalité avaient des caractéristiques définissables.
Dans ces brefs moments, il y a une expérience existentielle immédiate d’unité ou totalité, dans cette expérience un sentiment ou une émotion qui existe dans le système physiologique du client s’harmonise avec une représentation symbolique de ce sentiment dans la conscience et est accepté comme une part de sa propre totalité. De cette manière, l’expérience est totale et complètement acceptée. Dans ces moments là, un sentiment qui jusqu’à présent avait été soit nié, refusé à la conscience, soit inconsciemment déformé , vécu comme une menace à l’organisation du soi, est maintenant saisi et ressenti ouvertement et complètement à travers la totalité de la personne. C’est un moment d’intégration. C’est reconnaître, avec un sentiment de détente, que vivre une expérience telle qu’elle est constitue une façon de rencontrer la vie plus satisfaisante que le refus ou la déformation de cette expérience. De cette façon, c’est un moment d’acceptation de soi et également d’intégration. J’ai suggéré que ces moments là pouvaient induire des changements physiologiques qui, s’ils étaient mesurés, pourraient éclairer davantage le phénomène en lui-même.
Ces moments constituent les éléments les plus essentiels et les plus cruciaux du changement de la personnalité : C’est mon hypothèse en ce moment.
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L’auteur:
Carl Rogers
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