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« La vie se refuse à s’arrêter de lutter, même si elle ne peut pas s’épanouir». Mais alors qu’en est-il en cas de suicide ? Comment la perspective de la mort intentionnelle s’inscrit-elle, de façon apparemment contradictoire, dans le mouvement de la vie ?”
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EXPLORATION D’UN PROCESSUS SUICIDAIRE
SELON UNE PERSPECTIVE ROGERIENNE

 

Marie Morlière

 

« Des trésors de larmes qui coulent,

muettes et inconnues de tous, jusqu’au tombeau… ». M.

 

 

INTRODUCTION

 

Carl Rogers place la vie comme base centrale à la fois de l’être humain et de l’Univers. « Que l’environnement soit favorable ou non, on peut être sûrs que les comportements de l’organisme s’orientent vers son maintien, son enrichissement et sa reproduction ». Il insiste sur la nécessité de conditions favorables au développement de la personne, mais aussi sur l’indestructibilité de cette disposition naturelle à continuer à vivre malgré un environnement hostile. « La vie se refuse à s’arrêter de lutter, même si elle ne peut pas s’épanouir». Mais alors qu’en est-il en cas de suicide ? Comment la perspective de la mort intentionnelle s’inscrit-elle, de façon apparemment contradictoire, dans le mouvement de la vie ?

 

TEMOIGNAGE :

Au printemps de mes 17 ans, j’ai brusquement arrêté mes études , dans l’urgence de soulager une sensation d’étouffement dont la signification m’était inconnue. Après un emploi chez un cinéaste parisien de quelques mois, je suis revenue vivre chez mes parents, en province, et ma mère m’a trouvé un travail chez un couple de pharmaciens. Catastrophe ! J’y étais très mal. Au bout de quelques jours, l’étouffement me serrait de nouveau la gorge, la poitrine et les tripes. Je savais que quelque chose de beau, bon, soulageant… existait, mais je ne savais pas quoi et je n’y avais pas/plus accès. L’étau se resserrait davantage à chaque instant, et un soir du mois d’août, le désespoir a fait trop plein. Tout a basculé, à n’en voir plus que l’impossible et la souffrance, vive, brûlante, devenant insupportable.

           

Je m’étais enfouie sous mes draps, avec cette poignante douleur qui envahissait désormais tout mon être… Et cette terrible envie d’en finir… [Les mots me semblent faibles pour traduire l’intensité de ce ressenti]. L’envie de mourir ne me quittait plus. Au  matin, j’ai avalé tous les comprimés de la boite de somnifères que je venais d’acheter. Je me suis allongée et endormie.

 

Remarques à posteriori:

Envahissement émotionnel: La douleur que j’ai qualifiée de vive et brûlante, m’était familière, sans que je n’en connaisse l’origine ni la signification. Ce jour-là, elle m’a envahit, à l’image d’un sas qui n’était plus assez grand pour contenir ce qui ne pouvait se vivre et d’un trop-plein qui a fait sauter les portes d’un barrage! Ce mouvement d’ouverture a été tout aussi bienfaisant qu’il a été douloureux : bienfaisant car il a libéré la pression de l’étouffement,  douloureux  car c’est de la souffrance qui s’est répandue dans tout mon être par la force des flots.

Détachement interne et externe: A ce stade d’invasion, je n’avais plus accès à l’ensemble de mon cadre de référence, je me trouvais enfermée dans le canal de ma détresse. L’intensité du flux émotionnel avait rompu d’autres barrières sur son passage, nettoyant momentanément l’esprit de ses jugements, morales, peurs, affects…  Le temps n’existait plus. Les liens avec l’extérieur  étaient définitivement résiliés. L’être social avait disparu.

Intention suicidaire: Jamais avant ce jour de suicide, je n’avais eu ni l’idée, ni le désir conscient, de mourir. L’envie est survenue comme une évidence, avec les flots. A ce moment là, je n’avais aucune représentation de la mort, juste une envie que tout s’arrête.

Passage à l’acte : A ce dernier palier, j’ai avancé tel un androïde dont le programme est immuable. Le geste donnant la mort était facile à exécuter.

 

L’APPROCHE PSYCHOPATHOLOGIQUE SELON ROGERS

Pour Rogers, « l’être humain est doté d’une capacité innée de réaliser ses potentialités qui sont positivement orientées vers la socialisation. Son aliénation vient du fait que cette tendance est généralement contrariée et parfois inhibée ». « Je crois que les personnes sont culturellement conditionnées, récompensées, renforcées pour des comportements qui sont en fait des perversions des directions naturelles de la tendance actualisant unitaire… Cette dissociation, qui est présente en la plupart d’entre nous, est le modèle et la base de toute la pathologie psychologique dans l’espèce humaine, et également la base de toute sa pathologie sociale. »

« Ce qui ne permet pas un développement harmonieux est le fait qu’autrui influence et conditionne le processus d’auto-évaluation de l’individu. L’attention positive d’autrui est un des besoins fondamentaux de l’organisme et l’attitude qu’adoptent les personnes critères vis-à-vis du comportement de l’enfant aura une influence déterminante sur l’élaboration de son concept du moi. Il aura tendance à valoriser son expérience de façon discriminative ou conditionnelle suivant les valeurs qui lui sont proposées au lieu de se baser sur la satisfaction ou l’insatisfaction globale qu’il éprouve réellement à l’égard de son expérience. Pour préserver l’attention positive d’autrui, l’individu sera amené à falsifier la valeur organismique de son expérience – il omettra de la symboliser ou plus souvent, il en déformera la signification initiale. Pour conserver intacte l’image du moi, qu’il s’est ainsi forgée dans la relation avec autrui, il met en place des mécanismes de défense qui ont pour fonction de protéger la structure du moi de toute menace. Tout ce qui est susceptible d’entamer la cohérence du moi constitué sera intercepté par ce mécanisme et restera indisponible à la conscience.(…) L’origine de l’inadaptation psychologique réside dans une défaillance du système d’évaluation de l’expérience due à des influences extérieures. (…) »

 

EXPLORATION DU PROCESSUS SUICIDAIRE :

« Dans la tentative de suicide, l’histoire actuelle,

quelle qu’elle soit, n’est pas la racine du dernier geste, elle en est la fleur. »

 

           Application au témoignage :

Le conflit interne résultant de la dissociation entre le moi organismique et le moi conditionné m’apparaît dans le contexte relationnel entourant ma tentative de suicide. Je me suis interrogé sur le fait que j’avais facilement interrompu mes études alors que j’avais été incapable de quitter cet emploi. Cet aspect paradoxal prend tout son sens dans ma relation à ma mère. Quatrième de ses enfants, née tardivement par accident, j’ai toujours senti que j’étais une charge pour elle d’autant plus qu’elle était avare. Arrêter mes études  allait donc dans le sens de ne plus être un poids pour elle et peut-être même de gagner un peu de son acceptation ? Par contre quitter l’emploi qu’elle m’avait trouvé m’était impossible car je ne pouvais lui dire non et redevenir son fardeau. Je me suis donc retrouvée coincée entre mon moi organismique qui ne pouvait plus vivre cette situation initiée de l’extérieur, hors de ma direction personnelle, et une impossibilité de continuer le schéma de mon moi conditionné. Mon conflit interne était à son sommet et j’en étais prisonnière. S’en sont suivis les états successifs décrits précédemment.

 

            Et la tendance actualisante ?

Comme l’a décrit Rogers, la tendance actualisante est tenace, même dans les circonstances les plus sombres. Ainsi, dans cette pénombre sans repères et dépourvue de tout outil, une brève réouverture interne s’est effectuée, réamorçant l’actualisation juste le temps pour moi de prendre conscience de la souffrance que me créait cet enfermement.

Le besoin de sortir de cette impasse m’est devenu impérieux, comme un retour brutal à moi pour une sauvegarde de mon organisme tout entier qui ne pouvait ni vivre ni changer cette situation et j’ai atteint le raptus, cette impulsion violente qui m’a poussé à passer à l’acte.

Les récits historiques ne m’ont pas permis de connaître l’origine du premier acte suicidaire. Mais, d’aussi loin que mes recherches ont pu remonter dans le temps, j’ai perçu que c’est une croyance qui poussait les samouraïs à se faire Hara-kiris en se donnant la mort pour sauver leur âme.

Je ne sais pas comment le suicide est entré dans nos répertoires de pensées au fil du temps, jusqu’à en devenir un moyen de soulager les souffrances. Que cette idée de se donner la mort trouve son origine dans une croyance ou une autre production de notre esprit, je peux appuyer mon hypothèse sur la théorie de Rogers pour admettre qu’elle est une donnée introjectée. Puisque nous avons vu qu’en tant qu’être vivant, l’être humain a l’ensemble de ses fonctions orienté vers sa conservation et son enrichissement. Je ne peux donc pas concevoir que c’est dans son capital de potentialités naturelles que la personne en état de raptus vient chercher l’idée du suicide comme outil de « désincarcération».

Ce que cette citation de Rogers semble venir confirmer : “A mes yeux, l’expérience est l’autorité suprême. Ma propre expérience est la pierre de touche de toute validité. Aucune idée, qu’il s’agisse de celles d’un autre ou des miennes propres, n’a le même caractère d’autorité que mon expérience. C’est à elle que je dois revenir sans cesse, pour m’approcher de plus en plus de la vérité qui se développe graduellement en moi. Ni la Bible, ni les prophètes – ni Freud ni la recherche – ni les révélations émanant de Dieu ou des hommes – ne sauraient prendre le pas sur mon expérience directe et personnelle.”

Le processus d’actualisation m’ayant invitée à trouver un moyen de sortir de mon état de détresse a donc été de nouveau dévié par cette nouvelle attaque pathologique qui consiste à faire appel à une référence externe plutôt qu’à mon centre d’évaluation interne. Les portes internes se sont refermées à la faveur de l’idée du suicide probablement ancrée dans nos cultures depuis si longtemps qu’elle se confond avec l’envie de mourir signifiant l’envie de ne plus vivre ce qui est invivable, occultant le changement possible. La puissance du raptus anxieux ne m’a offert d’autres recours que le passage à l’acte, ne laissant ainsi plus aucune chance à la tendance actualisante de se manifester.

Bien que la racine même de ce tiraillement interne ait été l’œuvre de la tendance actualisante pour ma survie depuis le début, tentant de trouver des conditions favorables à mon développement et notamment l’amour de ma mère, il s’ensuit que les attitudes de mon être conditionné n’étaient pas compatibles avec ce fonctionnement originel. C’est en cet engrenage qu’a été la perversion d’un système qui a fait que, acculée dans ce schéma entre moi-même et l’image que je m’en étais créée, j’ai agi sans cesse pour réduire cette tension interne. En supposant que l’idée de pouvoir me donner volontairement la mort ait été retirée de mon cadre de références, qu’emprisonnée dans ma souffrance, n’étant plus en capacité de vivre ma situation ni de la changer, éprouvant néanmoins l’envie de mourir, je formule l’hypothèse que si j’avais pu me laisser vivre ce sentiment présent, j’aurais créé ainsi des conditions d’ouverture à moi-même, réamorçant la tendance actualisante qui aurait pu m’offrir un éclairage nouveau. Plus encore, dans ce pic conflictuel où les deux moi ont été aussi proches, le suicide tout comme l’évitement de cette approche du vécu sur ces frontières vie/mort et moi organismique/moi conditionné, par les médecins qui m’ont néanmoins sauvée biologiquement, ont évincé ma conscience de l’expérience immédiate proche de l’expérience originelle de ma dissociation, fondation de ma construction.

Cette exploration m’invite à valider que ma crise suicidaire a été une apogée de la confrontation de mon moi organismique et mon moi conditionné, résultant d’un déficit létal de conditions relationnelles favorables à mon processus de croissance naturelle.

 

APPRECIATION DE L’EFFICACITE DE L’APPROCHE CENTREE SUR LA PERSONNE EN CAS DE PROCESSUS SUICIDAIRE 

« Si peu me suffira, juste l’aube qui est là-bas,
une route, un chemin, un devenir (…) »

 

            Témoignage suite :

Quelques jours au service des urgences, à dormir encore et encore… Puis, fagotée dans une robe de chambre d’homme et chaussée de charentaises dix fois trop grandes, trop faible pour arpenter les couloirs des services, j’ai été conduite en fauteuil roulant, sans un mot, pour une consultation avec un psychiatre de l’hôpital. Une immense vague de larmes m’a envahie toute entière. Les larmes ne s’arrêtaient plus, la morve coulait jusque sur mon menton. Une secrétaire m’a apportée un paquet entier de mouchoirs : « Gardez-le ». Puis le psychiatre m’a reçue, je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer. Il était assis derrière son bureau et m’a harcelée de la même question : « Pourquoi vous avez fait ça ? ». Les sanglots duraient, je ne pouvais les arrêter. D’un ton agressif, il a fini par : « Bon, si vous ne voulez pas parler, je vous envoie en hôpital psychiatrique ». Retour à la chambre des urgences. Là, c’est une infirmière qui s’est occupée de mon changement d’établissement et m’a demandé  : « Vous voulez rentrer chez vous ou rester un peu en hôpital ? » Je ne me sentais pas capable de rentrer, de faire face aux regards de ma famille. Puis : « Vous voulez être avec les enfants ou les adultes ? » Quelle question, encore une fois, à laquelle je ne pouvais répondre ! J’allais vers un tel inconnu. Et ma mère qui, en apprenant que je rentrais dans un hôpital psychiatrique disait : « Mais enfin, ma fille n’est pas folle ! ». Non, je ne me sentais pas folle, seulement tellement malheureuse ! Malheureuse !

            Une voisine de chambre aux urgences, m’avait offert des fleurs. C’est donc soutenue par l’ambulancier et avec mon petit bouquet pour seul bagage que je suis arrivée dans le service pour adultes, du docteur D. J’ai été installée dans une chambre où une femme était attachée dans son lit. Aussitôt, examens de réflexes : martelage des genoux, passage du stylo sous les pieds : « Tout est normal (…) Vous n’avez pas eu un deuil récemment autour de vous, car vous auriez pu vouloir suivre cette personne ? »… Ben non ! L’infirmière est venue me chercher pour le dîner dans la salle commune. Autour de moi, des gens aux regards perdus, hagards, une femme qui avait des propos incohérents, un autre qui criait, d’autres qui semblaient dormir debout… J’ai voulu tenter de prendre la fourchette, mais je restais les yeux rivés sur ce plateau devant moi et de nouveau les larmes de la souffrance m’ont envahie toute entière. J’ai pleuré longtemps, jusqu’à ce qu’une infirmière, comprenant que je ne pourrais manger, me raccompagne dans ma chambre.            Des deux ou trois entretiens que j’ai eus avec le Dr D., il me reste un goût très amer. Toujours ces mêmes questions, sur un ton autoritaire, dépourvu de toute attention, de considération, de compassion : « Pourquoi avez-vous fait ça ? Êtes-vous enceinte ? » Ben non ! Comme médicalement il pouvait noter R A S (rien à signaler) et que je paraissais équilibrée, l’équipe finissait par donner la conclusion suivante : « On ne sait pas vraiment ce qui se passe dans la tête des ados » ! Et allez, oust, retour à la maison ! Au cours de cette semaine, je m’étais cependant reposée et je pouvais aborder cette rentrée, avec moins d’appréhension. J’avalais « le tout », d’autant que ma famille n’eut qu’un mot : « Maintenant, c’est fini, on n’en parle plus ». C’était plus simple pour tout le monde, sauf peut-être pour moi-même !

            J’ai mis un couvercle sur l’évènement, déployé une force considérable pour m’organiser une vie en gardant au fond de moi l’envie de mourir pendant plus de 20 ans, sans atteindre l’extrême du passage à l’acte. Après une thérapie centrée sur la personne, j’ai démarré ma formation puis mon activité de thérapeute. Mon envie de mourir a définitivement disparu le jour je me suis vraiment et consciemment accorder la liberté de choisir de vivre ou de mourir. Je n’ai pas la compréhension exacte de ce processus de libération, symboliquement c’est comme si en devenant libre et responsable de mon choix j’avais ouvert la cage dans laquelle mon envie de mourir était enfermée et… elle s’est envolée !

 

Il n’est plus à démontrer qu’une relation thérapeutique centrée sur la personne, pourvue d’une compréhension empathique, inconditionnelle et positive d’un thérapeute le plus congruent possible, offre les conditions de résilience et de développement. Elle est respectueuse du processus et du rythme du client. Ce qui signifie que, quelle que soit l’étape de la crise suicidaire vécue par le client au moment de la rencontre, le thérapeute l’accueille  là où il en est intérieurement. La spécificité d’une aide en présence d’une personne suicidaire porte plutôt sur l’urgence d’intervention, compte-tenu du danger de mort. Mais comment reconnaître celle-ci quand, parfois, si peu de signes précurseurs  sont perceptibles ?

A travers le témoignage, nous pouvons relever des indicateurs verbaux correspondant aux étapes successives de la crise suicidaire : Facteur déclenchant – Envahissement émotionnel – Dysfonctionnement psychologique et cognitif – Détachement interne et externe – Transformation de la souffrance – Idéation et intention suicidaire – Cristallisation – Passage à l’acte.

Si en tant que thérapeute, je peux saisir un maximum de verbalisations caractérisant les phases de la crise suicidaire, je peux évaluer l’imminence du risque de passage à l’acte, et, bien que ma conduite se veuille non directive, je peux, par congruence, vérifier cela avec le client et proposer l’aide la plus adaptée au degré d’urgence. Cet éclairage est moins évident au début d’une thérapie, si au cours des premiers  entretiens, je suis hésitante dans mes attitudes et que la personne ne parvient pas à les percevoir comme un climat de confiance suffisamment sécurisant pour qu’elle puisse s’ouvrir à tout son vécu. Cette sixième des conditions propice au changement, à savoir « que le client perçoive, ne fut-ce que dans une mesure minime, la congruence, l’acceptation inconditionnelle et la compréhension empathique du thérapeute », revêt ici toute son importance. La qualité empathique est ici d’autant plus indispensable, car, au fond, ce n’est pas tant l’évaluation du risque qui aidera la personne. Sa douleur, si profonde, demande à être entendue à la mesure de l’intensité de son ressenti intérieur. Cela suppose ma capacité à m’ouvrir à ce même niveau et à me mouvoir authentiquement sur cette frontière entre la vie et la mort.

Au-delà de toute psychologie, c’est la dimension existentielle de la rencontre de ces deux êtres, dans son humanité, qui me semble opérante. Une proximité toute particulière, dans l’espace obscure du client, où ce ne sont plus tant les mots et les actes qui comptent, mais l’essence même de leur signification. C’est probablement même dans un humble silence que les deux sensibilités peuvent se joindre et s’allier, et que l’impuissance de l’un peut rencontrer la force de foi en la vie de l’autre…

L’une des difficultés que j’ai pu rencontrée en tant que thérapeute est qu’une telle situation m’a  plongée dans un paradoxe. La liberté d’être est au cœur de l’Approche Centrée sur la Personne et tellement précieuse à mes yeux. Ainsi le client a la liberté de choisir ce qu’il veut faire de sa vie, sans qu’aucun jugement de ma part vienne perturber cette direction. Puis-je pour autant accepter que la personne veuille se donner la mort ? La réponse sera nuancée en fonction de la personnalité de chaque thérapeute et au-delà du contenu de celle-ci, il me semble que ce sera sa congruence qui sera efficace.

Pour ma part, je n’ai pu trouver un accord intérieur que dans un consensus entre mon respect de la liberté de la personne à faire ce qu’elle voulait de sa vie et mon refus qu’elle se donne la mort parce qu’elle subissait sa souffrance et en était prisonnière. La liberté désigne la possibilité d’action sans contrainte. Dans son sens commun, elle s’oppose à la notion d’enfermement. L’existence d’un degré de liberté suppose que l’individu soit confronté au moins à une alternative. Or, lors de la crise suicidaire, la personne était enfermée dans son propre système de fonctionnement, sans en être consciente et elle ne voyait qu’une seule issue possible qu’elle se trouvait contrainte de suivre. Il s’agit là d’une démarche contraire à ce qu’est un acte libre. Idéalement, il me convient donc d’aider le client à retrouver sa liberté, comme l’expression d’une dynamique générant la responsabilité de son choix, de clarifier ce qui lui est visible dans sa pénombre, et c’est seulement à partir de ce qu’il vit et perçoit qu’un cheminement commun peut s’effectuer. Mais comment procéder quand celui-ci ne perçoit aucune autre alternative ?

Dans un cas d’une personne trop affaiblie, il se peut qu’une prise de conscience soit trop laborieuse dans l’immédiateté. Une hospitalisation peut s’avérer adaptée à un besoin de présence plus permanent. La prescription d’un traitement médicamenteux peut également être utile, puisque rappelons-le, un traumatisme a des conséquences à tous les niveaux de l’individu (biologique-psychologique-sociologique) ; il entraîne notamment un dysfonctionnement sérotoninergique. Et comme l’a écrit Christophe André : «Le recours à la psychiatrie et la prise de médicaments est la bouée de sauvetage pour éviter que le patient se noie. La psychothérapie, c’est lui apprendre à nager ». Mon expérience avec Mme V. m’a confrontée à cette situation. C’est à partir de l’expression de mon respect de sa liberté  assorti de ma limite dans l’aide que je pouvais lui apporter et de ma responsabilité face à sa mise en danger que j’ai pu lui proposer une hospitalisation. Alors, oui, j’ai été directive en ce sens que je n’ai pas accepté de la suivre dans son raisonnement présent de vouloir se suicider et que je lui ai proposé une autre direction. Il est des situations d’urgence où la sauvegarde de la personne m’est une priorité parce que je ne sens pas son souhait comme libre et conscient.

Le code pénal français, par son article 223-6, condamne « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ». « Cette obligation d’agir est renforcée dans le cas des professions médicales et para-médicales. Bien que la loi française ne permet pas de soigner une personne contre son gré (art. L.1111-410 du Code de la santé publique)2, encore faut-il que le consentement ou non consentement de la personne ne soit pas faussé (personne en pleine possession de ses facultés mentales). Ainsi, laisser agir une personne menaçant de se suicider sous prétexte que c’est sa volonté engage notre responsabilité pénale ».

Il reste les cas de ces personnes dont le système de défense camoufle si bien les sentiments qu’il est difficile de détecter les indicateurs d’une crise dans les fragments de l’incongruence. Comme cet homme atteint du SIDA, qui, en cours de thérapie, vient en séance en offrant un rosier à sa thérapeute pour la remercier de son aide. « Il dit alors que les résultats de son bilan du SIDA étaient meilleurs et qu’il se sentait mieux ; qu’il avait encore des « flashs » de la rupture avec son ami mais que cela allait mieux ». Le lendemain soir, il s’est pendu.

L’intervention thérapeutique sera d’autant plus efficace pour lutter contre le suicide si l’aide est apportée au plus tôt dans le processus de souffrance. La thérapie centrée sur la personne est donc toute indiquée, idéalement dès les premiers troubles, mais aussi à tous moments de la dépression, afin de permettre un assouplissement du  système de défense, au profit  de l’actualisation des potentialités de rééquilibrage de la personne. Le caractère vivant de la relation thérapeutique me montre qu’il n’y a pas de règles préétablies. Si  je peux être au maximum possible dans une cohérence circonstancielle qui tient compte de la personne, de moi-même et de la situation, alors il y a des chances que nous soyons ensemble au plus proches de la justesse. Ma plus grande ennemie dans l’accompagnement de personne suicidaire a été ma propre peur, puis l’exploration de mon expérience du suicide l’une de mes alliées.

 

DE LA MORT AU BOUT D’UN DISPOSITIF DE SURVIE AU RETOUR A LA VIE AU COEUR DES RENCONTRES HUMANISTES 

 

« Entre la vie et la mort, il n’y a qu’un pas,
entre la tristesse et le bonheur, il y a une route infinie. »

 

Pire encore à mes yeux sont les situations de personnes qui ne sont pas en demande d’aide, ces êtres emmenés par leurs souffrances profondes jusqu’à la porte de la mort, seuls, en silence.

J’ai une sensibilité toute particulière pour ces personnes, peut-être exacerbée par mon souvenir de la jeune fille de 17 ans perdue à l’intérieur d’elle-même, seule même au milieu des autres et qui probablement criait au secours dans ses murmures que personne ne pouvait entendre…

Quand j’entends les propos des proches de gens qui décèdent de maladies, d’accidents ou même de vieillesse, j’entends la plupart du temps des pensées de compassion à l’égard du défunt. Jamais à ce jour je n’en n’ai entendu pour un suicidé. Comme si sa mort ne générait que des interrogations, de la colère, de la peur, de la honte… rarement d’empathie de sa souffrance. J’ai une tristesse infinie pour ceux qui en meurent et qui restent à jamais des oubliés.

La plupart d’entre nous commençons nos vies à l’instar du schéma de fonctionnement que nous avons décrit. Selon la multiplicité des rencontres conditionnelles ou non et l’intensité des traumatismes, nos batailles internes seront plus ou moins rudes. Certains parviendront à trouver suffisamment d’amour inconditionnel pour s’épanouir, d’autres survivront, bon gré mal gré, en menant des vies soumises ponctuées de quelques échappatoires équilibrantes, la plupart en souffriront et près d’un million dans le monde en mourront par suicide chaque année.

J’ai considéré que mon processus suicidaire a été l’aboutissement d’une déviation du processus d’actualisation découlant d’un état d’incongruence installé depuis longtemps comme système de défense, à un moment où les conditions environnantes ne m’ont pas permis d’être authentique pour obtenir l’acceptation d’autrui. La tentative de suicide avait donc sa racine originelle dans mes relations interpersonnelles6.  Nous avons rappelé également, que les conditions favorisant l’actualisation sont des attitudes personnelles que chacun possède et peut développer.

L’idéal serait que chaque enfant bénéficie des conditions nécessaires à son développement. Mais voilà, les parents, premiers responsables de cette croissance, sont eux-mêmes déjà conditionnés par leur dispositif personnel de survie. En dehors de la thérapie, des actions d’éveil et d’apprentissage à la qualité relationnelle centrée sur la personne, pour enfants ou adultes, s’intègrent, parcimonieusement, dans le quotidien de nos vies en société. Au-delà d’un cadre à visée purement thérapeutique, ils constituent des lieux privilégiés où les personnes peuvent faire l’expérience d’être en face des autres, tant dans l’expression que dans l’écoute. Des centres d’écoute téléphonique anonyme ont fleuri sur nos territoires. Si leur action est opportune par l’apport d’une présence à tout moment, encore faut-il que les bénévoles tenant ce genre de permanences soient suffisamment préparés à une écoute véritablement aidante. Il arrive également de plus en plus souvent que des entreprises, de secteurs d’activité variés, fassent appel à des psychologues-formateurs pour régler des problèmes de conflits ou augmenter le capital de « confort au travail » de leur salariés. Quel que soit l’objectif du chef de l’établissement, il s’agit d’une porte qui s’ouvre sur de possibles prises de conscience sur le plan humain.

Bien qu’une certaine mode du bien-être semble vouloir contrer un phénomène croissant de déshumanisation sociétale rendant nos vies plus difficiles, des efforts sont à fournir en matière d’accompagnement et spécialement des personnes suicidaires. Les porteurs d’initiatives se trouvent confrontés encore fréquemment à de nombreux obstacles, comme une certaine frilosité face à la perspective de changements, provoquée en partie par des méfiances individuelles, mais aussi par une méconnaissance et une trop discrète expérimentation des découvertes pertinentes. Ce constat se révèle particulièrement en France pour les acteurs de l’Approche Centrée sur la Personne, quand la théorie de Rogers fait encore écho à une image utopique. D’où mon envie de continuer la vulgarisation de témoignages attestant de sa juste valeur.

Il me semble de plus en plus crucial que les individus trouvent une réponse à ce besoin fondamental  d’être en relation d’une manière qu’ils puissent véritablement exister. Ces expériences participent à ce que chacun puisse choisir sa manière d’être en toute responsabilité, dans son quotidien, en conscience que face à l’autre, il est l’un des éléments du terreau qui lui permet de vivre et de grandir, ou de s’affaiblir et mourir.

Bien sûr, les aides médicales et psychothérapeutiques contribuent à une diminution du taux de mortalité par suicide, d’autant plus si elles interviennent au plus tôt dans le processus des personnes qui en font la demande et d’autant plus si elles sont centrées sur la personne jusqu’à ce point d’intersection le plus intime, le plus vertigineux, le plus gravissime qui soit.

Je ne peux cependant pas compter seulement sur des actions curatives ou des initiatives publiques de prévention pour lutter contre le suicide. J’ai envie de crier qu’il en va aussi de notre manière d’être individuelle dans nos relations interpersonnelles. Le fond émergeant du problème me ramène toujours à  ce rapport humain, ce rapport de moi à l’autre, de l’autre à moi, à la rencontre avec cet autre qui éveille la vie en soi ou lui ferme la porte.

En ces temps de plus en plus troublés, rendant les conditions de vie difficiles, poussant de plus en plus de gens dans une précarité extrême, dans la détresse et la solitude, je veux croire encore en notre humanité capable de relations plus harmonieuses. J’ai la conviction que plus nombreuses seront les personnes qui feront l’expérience qu’être soi n’est pas incompatible avec être aimé, plus elles seront nombreuses à être en mesure d’offrir elles-mêmes les conditions qui favorisent un équilibre tant individuel que sociétal.

De telles relations humanistes m’offrent l’espoir d’un retour à la vie pour chacun et d’une force collective capable de soutenir ceux qui souffrent de vivre.

L’auteur:

Marie Morlière