Lors d’une facilitation de groupe dans la station balnéaire de Castelldefels, proche de Barcelone en Espagne, Carl Rogers a été interviewé par le psychologue Manuel Villegas. C’était en 1982, quelques années avant la mort de Rogers (en 1987). Ce dernier répond de manière synthétique et précise sur des sujets peu abordés: ses influences philosophiques, sa vision de la psychologie humaniste, son expérience avec les psychotiques, sa conception de la maladie mentale.

Pour citer cet article :
Rogers, C. et Villegas, M. Traduction : Haudiquet, C. (2025). Entretien avec Carl Rogers, interview par Manuel Villegas. Dans: Médiathèque d’ACP-France. Publié nov. 2025.

Carl Rogers et Miss Mun

Entretien avec Carl Rogers : un interview de Manuel Villegas

Contexte :

Durant les vacances de Pâques, au printemps de l’année 1982, des groupes de rencontre ont été organisés avec Carl Rogers dans un hôtel de Castelldefels, en Catalogne (province de Barcelone). À cette occasion, j’ai sollicité un entretien avec Carl Rogers, qui accepta aimablement de me l’accorder. L’entretien dura environ une heure et fut enregistré pour transcription ultérieure. Le texte publié dans ce numéro de la revue Anuario de Psicología est une traduction à l’espagnol de l’entretien original qui a été fait en anglais, avec les ajustements stylistiques indispensables à toute transcription.

Pour la réalisation de l’entretien, un questionnaire de quinze questions a été élaboré à l’avance et a servi de fil conducteur. Le questionnaire s’est concentré sur deux points fondamentaux : la pensée existentielle de Rogers et sa conception de la psychologie humaniste.

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QUESTION 1 : Dr Rogers, quelle influence la pensée existentielle a-t-elle exercée sur votre œuvre ?

RÉPONSE : En réalité, je n’ai pas été très influencé par la philosophie existentialiste. Je l’ai découverte lorsque j’avais déjà formulé mes propres points de vue, et j’ai constaté qu’il existait de grandes convergences. Je pense que les auteurs qui ont exercé sur moi le plus grand impact furent Kierkegaard et Martin Buber (cf. Rogers, 1960). Mais ni Heidegger ni Sartre, en revanche, n’ont jamais influencé mes recherches.

QUESTION 2 : L’existentialisme est-il pour vous plutôt une attitude, une philosophie de l’Homme, ou les deux à la fois ?

RÉPONSE : Je suppose que pour moi, c’est avant tout une philosophie de l’Homme, mais aussi une attitude. Je crois que c’est les deux à la fois. La théorie du « Je-Tu » de Martin Buber sur les relations interpersonnelles m’a beaucoup impressionné (Buber, 1923). La pensée de Kierkegaard m’a également fortement influencé. J’admire surtout chez Kierkegaard sa conception de l’homme comme être indépendant et individuel. Et chez Buber, sa conception des relations interpersonnelles.

QUESTION 3 : Votre intérêt pour l’existentialisme a donc commencé dans les années cinquante, à partir de la lecture des œuvres de Kierkegaard ?

RÉPONSE : En effet. Dans les années cinquante, certains étudiants en théologie de Chicago m’ont dit : « Vous devriez lire Kierkegaard et Buber. » Et c’est ainsi que, pendant des vacances au Mexique, j’ai étudié une grande partie de l’œuvre de Kierkegaard.

QUESTION 4 : Quelle fut la portée du Symposium sur la psychologie existentielle tenu en 1959 avec Rollo May (cf. May, 1961) ?

RÉPONSE : Vous parlez du symposium de l’Association américaine de psychologie humaniste ou de celui de la côte Est avec Rollo May, Allport et Maslow ? J’ai participé à plusieurs rencontres avec ces auteurs. Maslow a exercé une influence notable sur moi ; Mais Rollo May et Allport, pas vraiment. Je dirais qu’ils ont élargi ma réflexion et m’ont apporté de nouvelles idées ou m’ont confirmé dans ce que j’ai toujours pensé. Toutefois, je suis en désaccord avec Rollo May sur certains points, notamment sur son concept du démoniaque (cf. May, 1969). Pour lui, l’homme est à la fois bon et diabolique. Pour moi, l’homme possède une nature fondamentalement constructive.

QUESTION 5 : Quelle influence Otto Rank a-t-il eue sur votre œuvre ou votre pensée ?

RÉPONSE : Otto Rank ! Lui aussi a eu une influence importante sur ma pensée. J’ai été particulièrement impressionné par son concept de la volonté humaine positive. Cependant, ce n’est pas tant ses œuvres, que je trouve difficiles à comprendre, qui m’ont influencé, mais plutôt une brève rencontre que j’ai avec lui à Rochester, ainsi que des personnes qui avaient travaillé avec lui [Cet épisode se déroula dans les années 40, lorsque Rogers était jeune psychologue dans un centre de soins psychologiques à Rochester où il reçut des assistantes sociales formées par Rank. Ndt].

QUESTION 6 : Selon vous, Dr Rogers, comment peut-on concilier la conception organismique de la nature humaine avec la thèse existentialiste selon laquelle l’homme n’a pas d’essence, mais une existence ?

RÉPONSE : C’est une question difficile. Je ne suis pas un spécialiste de l’existentialisme et je ne connais pas bien la philosophie existentialiste. Je crois avoir davantage souligné l’essence que l’existence, mais je ne peux pas répondre de manière pleinement satisfaisante.

QUESTION 7 : Dans quelle mesure êtes-vous actuellement intéressé par la pensée existentialiste ?

RÉPONSE : Ma réponse est semblable à la précédente. Je ne suis pas très au fait de la philosophie existentielle. Je suis plutôt une personne pratique.

QUESTION 8 : Selon vous, qu’est-ce qui a été à l’origine de la psychologie humaniste ?

RÉPONSE : Je pense qu’elle est née de la profonde insatisfaction, à l’époque, vis-à-vis des deux visions de la psychanalyse et celle du behaviorisme [ou comportementalisme]. C’est Maslow qui a pris l’initiative d’introduire une troisième voie en psychologie : la “troisième force”. Je pense que la psychologie humaniste n’occuperait pas la place qu’elle occupe actuellement sans Maslow. C’est en grande partie grâce à lui et à travers ses articles, que l’Association de Psychologie Humaniste [la Association for Humanistic Psychology qui a été créée en 1961 et qui existe encore aujourd’hui. Ndt].

QUESTION 9 : Quelles sont, selon vous, les principales contributions de la psychologie humaniste ?

RÉPONSE : Je considère que la psychologie humaniste a resitué la personne au centre de la psychologie. La psychologie s’intéressait aux rats et aux pigeons, mais pas aux personnes. Elle a également contribué à susciter l’intérêt pour le point de vue phénoménologique et pour l’utilisation de la méthode phénoménologique dans la recherche. Elle a jeté les bases d’une psychothérapie beaucoup plus humaine que les abstractions intellectuelles de la psychanalyse ou les procédures techniques du behaviorisme.

QUESTION 10 : La psychologie humaniste peut-elle être considérée comme un mouvement unitaire, avec une philosophie spécifique ? Dans le cas contraire, est-il possible de délimiter ce qui appartient à son domaine de ce qui n’en fait pas partie ?

RÉPONSE : Non, je considère qu’elle est très diverse. Je pense que, dans le champ de la psychologie humaniste, certains sont rigoureusement existentiels et d’autres s’intéressent principalement à la psychologie transpersonnelle ou à la psychologie de la transcendance spirituelle. D’autres, comme moi, se situent entre les deux. Personnellement, je préfère qu’elle soit aussi diversifiée comme c’est le cas. Car je pense que les différents points de vue sont plus appropriés pour découvrir la vérité qu’une idéologie étroite. Il est possible de délimiter le concept de psychologie humaniste, mais pas de manière très précise. À une extrémité, se trouverait la religion, la philosophie religieuse, et à l’autre extrémité, on trouve la dimension existentielle. L’accent initial mis sur la psychothérapie s’est déplacé vers l’action sociale, mais toujours centrée sur la personne humaine. Un autre aspect qui a intéressé la psychologie humaniste est l’expérience intensive avec des groupes.

QUESTION 11 : Pensez-vous, Dr Rogers, que la prolifération des techniques rend difficile la définition des fondements philosophiques de la psychologie humaniste ? Que pensez-vous concrètement de la bioénergétique et d’autres techniques similaires ?

RÉPONSE : Oui, je pense qu’il est assez difficile de définir ses fondements philosophiques, c’est une question très éclectique. Ma tentative personnelle de les définir figure dans deux articles : The Formative Tendency [La tendance formative] et The foundations of the person-centered-approach [Les fondements de l’Approche centrée sur la personne], publiés dans le Journal of Humanistic Psychology et dans mon dernier ouvrage : A way of Being (Rogers, 1980 ; non publiée en français). En ce qui concerne les autres techniques… Tout dépend du point de vue personnel de chacun. Certaines de ces écoles ont une approche très mécaniste, mais d’autres sont très humanistes. En ce qui concerne la bioénergétique en particulier, je pense qu’il existe des praticiens très humanistes. Cependant, je ne peux pas faire de commentaires plus précis car je ne connais pas suffisamment les objectifs de la bioénergétique.

QUESTION 12 : Pensez-vous que la psychologie universitaire ou académique pourrait désormais accepter la psychologie humaniste ?

RÉPONSE : Ce n’est pas le cas de la plupart des universités aujourd’hui. Leur orientation est d’abord expérimentale ou comportementaliste. Cependant, certaines petites universités, à New York ou en Californie, ont une approche humaniste.

QUESTION 13 : Pendant longtemps, vous avez été préoccupé par la nécessité de démontrer expérimentalement la validité de vos hypothèses thérapeutiques. Cette question continue-t-elle d’avoir de l’importance ?

RÉPONSE : Non. Je pense qu’elles sont désormais bien démontrées expérimentalement. Les premiers travaux menés aux États-Unis ont été importants, mais ceux, plus récents, réalisés par Tausch à l’université de Hambourg, en Allemagne, à travers de nombreuses études visant à confirmer mes hypothèses, le sont encore plus. Les preuves les plus convaincantes proviennent sans doute du champ éducatif. Dans le cadre d’une expérience menée à cette fin, des centaines d’enseignants et des milliers d’élèves ont été filmés, ce qui a permis de conclure que les enseignants, qui se montrent authentiques, intéressés et empathiques, permettent à leurs élèves d’apprendre plus rapidement, d’être plus enthousiastes et créatifs. C’est donc en dehors du domaine de la psychothérapie que les principes de la psychothérapie ont été le mieux démontrés. Un autre facteur qui ajoute à la validité de cette étude est que Tausch est parvenu aux mêmes conclusions en Allemagne en reproduisant plusieurs aspects de cette étude.

QUESTION 14 : Avec le recul, quelle évaluation faites-vous de vos expériences avec des psychotiques ?

RÉPONSE : Grâce à l’Approche centrée sur la personne, il est possible d’atteindre le schizophrène, même si les progrès sont très lents. Avec le névrosé, on commence ici et on arrive là (le Dr. Rogers montre un grand espace avec ses mains) ; avec les schizophrènes, en revanche, on commence ici et on finit ici (il montre maintenant un espace plus court). J’ai beaucoup appris en travaillant avec des psychotiques. J’ai trouvé cela difficile, mais j’ai également découvert que si l’on parvient à atteindre la personne, le processus est très similaire à celui d’avec le névrosé. Autre évaluation de ce travail : nous avons essayé de mener notre projet de recherche de manière extrêmement minutieuse afin qu’il ne soit critiqué par personne, aussi complet que parfait ; cela l’a rendu extrêmement complexe, et cette complexité de la recherche a détruit le véritable travail personnel : beaucoup de statistiques et d’autres choses de ce style. C’est peut-être pour cette raison que le livre sur la psychothérapie avec les schizophrènes (cf. Rogers et al., 1967) n’a jamais eu l’impact comme les autres livres.

QUESTION 15 : Selon vous, quelle a été la contribution la plus spécifique de la psychologie humaniste à la psychopathologie ?

RÉPONSE : Je crois que sa principale contribution est d’essayer de se débarrasser du concept même de psychopathologie. Ce concept repose entièrement sur le modèle médical, alors que la psychologie humaniste repose avant tout sur un modèle de croissance. Le diagnostic ou les étiquettes n’ont pas de portée significative en psychologie humaniste. Même lorsque je parle de schizophrénie, je ne me sens pas à l’aise car je ne la considère pas comme une maladie. Je pense donc que la psychologie humaniste a grandement contribué à changer le focus généralement mis sur la maladie et la guérison en le remplaçant par celui de l’enrichissement de la vie et de la croissance personnelle.


 

L’interviewer:

Manuel Villegas Besora est docteur en psychologie. il a été professeur à l’Université de Barcelone (Département de psychologie Générale) de 1974 à 2013. Directeur de la revue Revista de Psicoterapia jusqu’en 2014.

Source originale:

Entrevista con Carl Rogers. Anuario de psicología – The UB Journal of psychology, 1982, núm. 27, p. 109-16.
Traduction de l’espagnol au français : Clément Haudiquet, oct. 2025.

 


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Voici les références des ouvrages ou articles auxquels fait allusion :

  • BUBER, M. (1923). Ich und Du. Inserverlag, 1923. En français : je et tu. Ed. Aubier.
  • MAY, R. (1961). Existential Psychology. Random House.
  • MAY, R. (1969). Love and Will. Norton.
  • ROGERS, C. (1960). Dialogue with Martin Buber.
  • ROGERS, C., GENDLIN, E. T., KIESLER, D. J., TRUAUX, C. B. (eds.) (1967). The therapeutic relationship and its impact: A Study with Schizophrenics. University of Wisconsin Press.
  • ROGERS, C. (1980). A way of Being. Houghton Mifflin. [“Une manière d’être”. Non traduit en français]
  • ROGERS, C. (1978). The formative tendency. Journal of Humanistic Psychology, 18, p. 23-26.

POUR ALLER PLUS LOIN :

  • Rogers, C.: Fondements de l’Approche centrée sur la personne. Lire ici.
  • Haudiquet, C.: Carl Rogers, pionnier de la recherche en psychothérapie. Lire ici.
  • May, Rollo: La spécificité de la psychologie humaniste. Lire ici.
  • Schmid, P.: Nouvelles perspectives pour l’Approche centrée sur la personne. Lire ici.

L’auteur:
Carl Rogers
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